La porte bleue

- C’est fini l’introsponction !
- L’introspection, corrigea mère en souriant.
- Ca te va bien de corriger ce mot ; je l’ai fait exprès, en sachant que tu réagirais. N’aie pas peur des mots, les sensations seules comptent. Si les mots te choquent, c’est que les sens sont déroutés. Le bon sens, c’est pas dans les mots qu’il réside, mais dans la vie, et les mots ne sont pas la vie. Les mots des autres... Crois-tu que je parle une autre langue ?
- Tu es d’une autre planête. Tu ne sais pas vivre.
- Je suis entouré de murs en compagnie d’un monstre ! Le monstre chialeur de tes cauchemars, en pleine châleur sibérienne...



Maintenant j’étais en haut, allongé sur le lit, et je fixais la porte très mal peinte de la chambre en rêvant qu’elle soit bleue, bleue comme les rideaux. Un bleu presque marine et presque roi, qui se mariait si bien avec la bibliothèque en chêne, cyprès chauve et pin de Norvège, et un autre disparu - celui du lit bateau derrière mon dos - l’orme. Le devant de la boîte décor Régence, mais sans les pieds. Le reste de ce lit était démonté et stocké dans la cave d’une maison à neuf cent kilomètres d’ici.

Les voitures qui tournent en bas de la rue ; les lumières des phares qui passent à travers les jalousies des persiennes, puis les ramifications géométriques de la lampe en terre de Vallauris produisaient un chapelet de bandes entrechoquées et mobiles au plafond, donnant vie à la pièce endormie. Elle était suffisamment haute et même avec les fenêtres ouvertes, le bruit n’arrivait pas jusque là ; il se perdait dans l’air pesant, et les jardins avoisinants, comme retenu au sol par un grand couvercle en suspension, soucoupe volante fantôme des esprits faibles. Posé sur le sol noir d’une grande poêle brulante. Cette magie de lumières filantes au plafond détendait l’atmosphère confinée des nuits chaudes de Juillet.

On avait l’impression que les lumières vivantes demeuraient après le passage des voitures, comme si la pièce les avait faites prisonnières ; elles se débattaient alors follement pour sortir et disparaitre. Comme moi, certains soirs d’hiver où, comme là, les doigts cloués au clavier, les yeux fixant l’écran bleuté, distrait et suffoquant... Voilà un tableau abstrait qui me fait penser aux compositions abstraites de De Staël - pas si abstraites en définitive.

La porte en bleue aurait été bien, mais il voudra qu’elle soit blanche, comme les autres. Alors je garderai ça pour moi, en attendant d’habiter chez moi. Mais je ne m’étendrai pas sur ça, préférant le lit au repos mérité ; jamais je m’étais senti si bien dans un lit, mais j’étais trop fatigué pour y penser. Jamais ? Cela avait dû m’arriver déjà, après le travail de peinture, de me sentir bien. Mais ça durait un instant, le temps de fermer les yeux. Rien à oublier de cet instant de plénitude, parce que je n’en ai pas souvenir, seulement le sentiment Divin. Cette bénédiction m’accordait le droit de vivre encore, tout simplement. Et de dormir. J’enfonçai alors la porte bleue des rêves pour me retrouver cru et nu dans un univers solide et liquide, mi mer mi terre, où l’âme seule voyage en paix. Mes pieds ne touchant rien, ni mes mains, j’allais et venais comme le vent - un vent de terre ou de mer, plus violent suivant l’humeur, plus calme voir inexistant, mais toujours présent... Personne n’était indifférent à moi, même s’il fallait fermer les yeux pour oublier que c’eût été mieux autrement... C’était ainsi et on n’y pouvait rien. J’influais donc sur les caractères à sens unique, de façon injuste mais toujours légitime. Légitime pourquoi ? Personne ne peut le dire, ni moi. J’avais passé le stade de la conscience en franchissant le seuil de la porte bleue. Telle était la conséquence du vécu - mais pas n’importe lequel - celui de la Création. Cuvée Rare. Tu verras un jour que je ne te trompe pas sur le Devenir de l’être. Tu ne verras rien en fait, par peur... la peur, la conscience que rien ne justifie pour toi ce départ, cette envolée céleste, ce renoncement humain pour la survie des âges et des mirages en tout genre. Tu te serviras sans pouvoir goûter et tu versera dans le crime - tu feras payer à d’autres le calvaire de ton renoncement, la conscience de ton immense faiblesse. Et justice sera faite par les cieux.

Je ne crois pas à la justice humaine, parce que j’ai passé le seuil de la porte bleue.

Dam.

Quand j'ai lu ton texte, j'ai ressenti cette espèce d'incompréhension qui règne souvent entre l'écrivain et "les autres"...Le rêve fait parti de l'univers qui nous dicte nos mots bien souvent glissé au centre de nos maux.

Il y a aussi "l'habitude", le soigné, le "ça doit aller ensemble" et les mots que l'on écrit ne vont pas toujours ensemble et ça dérange.

J'ai passé le seuil de cette porte bleue et j'ai vu les phares de tes yeux rêver dans cette grande pièce où les bateaux ne se bousculent pas.

Sylvie

Très beau texte Dam.
Et un texte peu commun chez toi en fait. Où la composition précise le dispute à la narration (même s'il ne s'agit pas d'un récit).
Enfin, un texte comme une peinture, harmonieux et équilibré. Cet équilibre et cette harmonie qui distingue le beau du laid ou du simple "à peu près" dans lequel se complaisent tant de prétendus "artistes".

Nilo, je t'ai à l'oeil.

Très beau texte en effet Dam que cet univers, le tien, intime et qui te ressemble, ces rêves entremélés de réel et d'objets aux matières et aux couleurs qui ne sont pas anodines, un texte que l'on reconnait comme un état second que l'on connait tous au milieu de "nos choses", ces presqu'illusions, ces errances de l'âme , tout ça dans ce quotidien si fade et pauvre parfois.

comme un malin plaisir à nous perdre avec ces mots qui ne sont pas la vie, mais qui la tissent pourtant de manière intime... Un tricotage qui nous entraîne d'aiguillages en aiguillages...

Merci à vous tous, très touché. J'ai pas fait choux blanc... J'ai connu l'effet courge, et un peu rougi, donc.

Dam, merci.