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Neocrooner macchab'

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Message  Paul Sunderland Mer 8 Sep - 17:25

(pour Florian et Martin)


C’est le déversement soudain de substances venues d’on ne sait où au juste qui réveille
Sammy Jinx. Le flux, composé d’un mélange d’eau, mais surtout d’excréments et de
choses mortes, n’est pas assez puissant pour l’emporter ; de toute façon, il dormait près de la
sortie, et il n’y a pas de grille. A cet endroit du réseau, ce n’est qu’un cylindre de béton armé creux surgissant d’un remblai. Le liquide est glacé, même à travers le pantalon et les chaussures qu’il détrempe paresseusement. Le corps est dans une position franchement inconfortable et la courbe du tuyau n’arrange rien. Sammy ouvre les yeux, se fait pourrir le fondement par la gauche et percuter la gueule, du côté droit, par un éclairage incertain. Il décide de comparer deux obscurités, peut-être trois : celle dans l’inconscience de laquelle il se trouvait il y a encore quelques secondes, mais cela est difficile car Sammy a du mal à différencier l’état de sommeil de celui de veille. Deuxième ténèbre : le ciel de l’égout, voûte très vite refermée sur elle-même et sur lui, Sammy. Son bel égout, avec ses étrons flottants et les matières insolites qui, au fil des ans, ont encroûté sa paroi. L’odeur insupportable, charriée avec l’écoulement, le redresse immédiatement et il vomit à sec un peu de bile, s’accroche comme il peut, les mains crochées dans le jus de grumeaux urbains, le dos et le cou imprégnés de suintements plus ou moins post-organiques. A genoux, il patauge et finit par s’extraire de la conduite. Libération pour bonne conduite. Troisième ténèbre : l’extérieur, le paysage, le ciel. Une mare de bouillon merdeux s’étend sous son nez, très chouette décor, sans monotonie, car dynamisé à sa gauche par une carcasse de voiture, calcinée en des temps désormais archaïques au regard de l’histoire de la lutte contre le crime. Plus à gauche encore, des herbes, semble-t-il. Elles bordent un grillage qui s’étire à perte de vue, en ligne droite, d’un côté comme de l’autre. Non pas que le regard de Sammy ait quoi que ce soit d’aquilin. Transi de frissons, de sueur froide et les vêtements collés, il vomit derechef dans la nuit hydrocarburée, parmi les fermentations terminales d’une friche industrielle. L’éclat orange du sodium éclaire tout cela, de loin en loin. Plusieurs dizaines de mètres de l’autre côté, un autre grillage, planté afin d’interdire l’accès à un complexe industriel. Ils fabriquent quoi là-dedans, se demande Sammy comme il tente de se mettre debout. Trois obscurités. Celle de l’extérieur est la pire.

Mal au crâne. Le ventre retourné, des pieds à la nuque des courbatures qui cinglent la chair. Les chaussures de marque dans de la chiasse. Sammy perçoit le rythme régulier de machines. Qu’est-ce qu’ils font, dans cette usine ? Y a une équipe de nuit, là maintenant tout de suite, alors que j’émerge de mon cloaque ? Pas que ces questions soient très importantes, mais se concentrer sur quoi d’autre ? Puis, lentement, la pensée s’organise malgré tout. Sammy Jinx, vingt-sept ans. Samuel « Subutex Sammy » Jinx. Allergique à l’aspirine. Vingt-sept ans. Frontman du combo pop rock Clit Calisthenics (anciennement The Bush Patrolmen). Belle carrière de déchet.

Il faut vraiment se lever maintenant, et retourner à la caisse. Comme si ça allait changer les choses. Mais se réfugier dans une sortie d’égout, est-ce plus intelligent, se demande Sammy. C’est plus rock ‘n’ roll. Ah. La belle couillonnade. Sammy, redevenu bipède, longe le grillage qui sépare la friche de la route. Sa Ford Taunus pourrie doit être rangée à cent, deux cent mètres de là. A moins que des flics et la fourrière soient passés. Un brouillard orange, épais et glacé tombe sur la zone.

Une rupture dans le treillis, assez large pour s’y faufiler sans s’arracher de fringues, si on fait attention. Plus large même qu’il ne pensait. Mais Sammy ne regagne pas la route. A travers le grillage il contemple, dans un état semi camé, sa voiture renversée dans le fossé d’en face. Pour un peu il partirait d’un rire muet, sauf qu’à marcher depuis cinq minutes son équilibre et ses sens se stabilisent graduellement. L’incompréhension le dispute à la rage dans le cerveau de l’artiste. Le trash, le destroy, le scandale alcoolisé des objets et décors fracassés en concert ou sur des plateaux de tournage, il connaît. C’est parce qu’il y a du monde autour de soi, mais là ? Que s’est-il passé ? Sammy va pour s’approcher lorsque la sensation d’une main posée sur son épaule gauche manque faire éclater son cœur. Il se retourne. Il n’y a personne. Avec des battements fous de système cherchant à brûler au plus vite le maximum de merdes accumulées dans le sang, avec une froide et nécessaire sueur d’évacuation mélangée aux gouttelettes de condensation artificielle rejetée par les cheminées environnantes, Sammy Jinx sent poindre en lui un très bizarre sentiment de convocation solennelle à l’horreur. C’est la pleine nuit, il est seul dans une zone industrielle, il est gelé, il sent la merde, le vomi, et sa voiture est hors service pour une raison qu’il ne s’explique pas. Son portable, trempé de viscosités plus que suspectes, l’a évidemment lâché. Evidemment. Comme dans un jeu vidéo.

En bon guerrier de playstation, Sammy tente froidement de trouver une explication et une issue. Froidement, mais difficilement. Il a surtout froid, maintenant. Putain, c’est pas comme sur la console, ces conneries. Et cette main, c’était pas une main, c’est la came, les psychotropes.

Pas seulement la main, cette fois. Une vraie présence. Il se retourne à nouveau, plus lentement. Dans les hautes herbes du terrain vague où il se trouve se tiennent des silhouettes plus ou moins définies dans le brouillard maintenant bien installé dans la nuit chimique. Il n’y a pas de vent mais elles semblent légèrement dodeliner sur leurs pieds qu’il ne distingue pas. Détail ridicule, peut-être car Sammy s’inquiète beaucoup plus de constater que ces silhouettes, du moins celles qui sont les plus proches de lui, sont revêtues de combinaisons blanches anti-radiations.

Sammy Jinx. Doué en littérature, mais absolument nul en musique. Tous ses profs du secondaire se sont accordés à le dire. Sammy Jinx. Ne sait même pas lire ses notes sur une portée. Sammy Jinx. Jeune prodige de la scène musicale indie. Guitariste hors pair. Voix mi-virile mi-castrée qui fait tomber les filles, certains garçons aussi. Look clochard fashion. Compte bancaire très bien garni, vite vidé, vite rempli à nouveau. The life.

Absolument nul en musique.

Les silhouettes commencent à avancer vers lui. Il y en a bien une dizaine. Elles sont toutes dans des putains de combinaisons. Instinctivement, Sammy recule le long du grillage en s’excusant, comme quoi il savait pas que c’était un terrain surveillé, qu’il va s’en aller bien gentiment, qu’il paiera même une amende s’il le faut, y a pas de problèmes, voilà, vous ne m’avez peut-être pas reconnu, mais je suis Sammy Jinx de Clit Calisthenics, vous devez connaître, mes agents vont régler ça dès demain matin, si vous voulez bien me dire quelle société vous êtes ?

Et m’indiquer la sortie ?...

Il lui semble entendre, venu d’un des individus dont il n’arrive pas à distinguer les visages derrière le plexiglas, comme un petit rire niais. Mais c’est peut-être un oiseau. Un oiseau. Connard. Il n’y a pas de vie, ici. La remarquable intuition qu’il ne ressortira pas lui fait soudain comme un deuxième brouillard sur le corps, à l’adhérence bien plus inconfortable que le smog environnant. Il a envie de se barrer, quitte à refaire à pied tout le chemin jusqu’à son lointain appartement uptown, ça ne le gênerait franchement pas. Même la gueule de travers et la chiasse à fleur d’anus, Sammy est prêt à tous les sprints.

Les êtres blancs tendent les bras vers lui et semblent accélérer le pas. Leurs combinaisons et les herbes ne semblent pas contrarier leurs mouvements. Aucun ne parle. Sammy, joueur invétéré, hésite encore à se mettre en mode combat. Foutaises. Les comportements rationnels vont bientôt rentrer dans leur trou, il le sent, et cette fois il n’y aura plus de petit délire privé dans le creux d’une extension de fosse septique. La légende du déchet mondain, dieu des charts, ne pourra plus être soignée.

Sammy se met à courir dans les herbes. Au bout de cinquante mètres il est déjà à bout de souffle, il transpire dans ses vêtements casual cradingues. Il tombe, se relève. Les autres sont derrière lui, ils semblent aller moins vite. Peut-être que ces tenues les empêchent un peu d’avancer, finalement. Mais pourquoi ce ne sont pas de simples vigiles ? Qu’est-ce qu’ils me veulent, ces cons ? Ils finissent tout de même par arriver sur lui, avec une démarche curieusement un peu dandinée.

Sammy Jinx. Premier album à vingt ans, deux ans après la junior prom où il casse la gueule au rival d’un de ses flirts. C’était mal parti. Après le graduation day, dépôt de plainte, taule, caution à payer, heureusement que papa a du fric et des avocats avec lui. Mais le vieux, à la sortie de prison, le gifle. Maintenant tu arrêtes, tu poursuis tes études et tu files droit. Sammy obtempère car il n’est pas encore totalement corrompu par le narcissisme post-adolescent ambiant. Inscription en fac de littérature comparée. Beuveries régulières, mais Sammy prend garde à tempérer quelques accès de violence toujours possibles. Son vieux ne sera pas toujours là en cas de nouveau problème avec la justice, il le lui a très clairement fait savoir. Sammy est prêt à cette concession car ce qu’il veut par dessus tout, c’est être une rock star. Les rock stars, ça tute et ça baise comme ça veut. Deux ans après, études interrompues, premier album. Succès foudroyant au sein d’une première formation, The Bush Patrolmen. Gloire quasiment du jour au lendemain pour un petit groupe qui se contentait jusque-là de petites tournées sur les campus et les clubs underground. Sammy Jinx est un guitar hero, il joue comme un dieu. Ou un démon. L’album s’intitule Don’t Spurn It, Just Suck It. Beau scandale. La presse spécialisée s’enthousiasme pour la jeune et inconnue formation. Les associations de parents d’élèves ouvrent la chasse au danger pour la jeunesse.

Absolument nul en musique.

Le brouillard s’étend maintenant à ras de végétation. A genoux, le souffle accéléré, bien trop, Sammy entend les bruits de l’usine, à quelques centaines de mètres devant lui, et le froissement des herbes foulées par les types derrière. Il a beau respirer comme un fou, il a l’impression que la nuit et des vapeurs toxiques lui entrent dans la bouche et les narines. Mais que veulent ces types ? Pourquoi est-ce qu’ils ne parlent pas ?

Un poids lui tombe dessus. L’un de ses poursuivants a été plus rapide que ce qu’il croyait. Plaqué au sol, il comprend qu’il ne sert à rien d’interroger, de négocier. Moloch blanc, béance noire du plexiglas, son assaillant le maintient à la renverse, sans un mot, sans même un halètement. Shoot supplémentaire d’adrénaline, Sammy sent sous sa main droite une espèce de bout de tôle à moitié rouillée. Il ne sait pas ce que c’est, d’où ça vient, il s’en fout, il sent que ce n’est pas trop lourd et bien que pas très maniable, de son métal anguleux il plante la chose blanche dans la région du flanc.

J’aime la Bombe
J’aime le Diable
J’aime les radiations
Qui suintent de ton con

Super paroles, une des rares chansons qu’il a jusqu’ici interprétées en français. Le texte avait été écrit par une certaine Lise-Marie, autoproclamée poétesse. Elle venait de France, Sammy n’en avait jamais entendu parler mais il avait eu pitié d’elle, un soir au cours d’une party, elle semblait tellement vouloir qu’on la reconnaisse comme créatrice. Alors il avait accepté ses lyrics et les avait plaquées sur une mélodie de son cru. Ca avait un peu coincé avec les producteurs (ils ne trouvaient pas ça terrible et puis la langue française, aux States, n’était pas forcément rentable). Mais bon, en repensant au fric fabuleux engrangé en si peu de temps, ils avaient fini par accepter et le morceau s’était retrouvé dans une zone calme de la set list, sur le deuxième album. Il faut comprendre : tu ponds onze ou douze titres, une dizaine de daubes et une ou deux chansons en tête et en fin d’album et qui passeront dans les médias. Raisonnement de producteurs mais Sammy comprenait.

Un couinement atroce dans son acuité paralyse Sammy. Il ne sait pas trop ce qu’il a visé en frappant mais ça a produit son effet. Le type en blanc tombe à terre, il crie, non, il vagit presque et Sammy en a presque envie de bédoler dans son froc tellement le son est flippant. Il se relève, lâche son arme improvisée (il ne sait toujours pas ce que c’est et n’y pense même pas), se remet à courir. C’est totalement foutu pour le grillage, la route. Il court vers l’usine, la putain d’usine où il trouvera peut-être quelqu’un pour le secourir, une putain d’équipe de nuit, de bons gros connards de rednecks bien rassurants.

Sammy se rend compte qu’il n’entend plus les autres courir à ses trousses. Il se retourne, prêt à tout, mais tout de même pas à ce qu’il contemple dans le silence orangé.

Les succès s’enchaînent, les albums aussi. Plein de filles pendant les tournées, des groupies, des putes, des étudiantes, de tout, y compris Joel, un de ses roadies, il faut goûter à tout, n’est-ce pas. Les alcools, les substances illicites, les bastons entre membres du combo (qui change de nom : on applaudit bien fort Clit Calisthenics), car tout ne colle pas forcément. Le père de Sammy est dégoûté, biffe et baffe rageusement son fils de son héritage. Sammy est l’artiste total : « Je suis venu, dit-il, apporter la baise libre dans un monde qui n’en peut plus de subir les contraintes d’une morale bourgeoise mortifère. Baisez donc, bande de niais, baisez à vous en faire cramer les organes, Dieu n’existe pas, mettez des capotes si vous voulez, lubrifiez-vous au liquide de refroidissement si ça aide, mais baisez, pétez-vous la gueule à l’herbe, à la bière et au rock ‘n’ roll si vous trouvez ça chouette, et si vous tenez vraiment à encourager CC, ha ha, mais BAISEZ ! Faites l’amour ! » Sammy ne se prive donc pas. Les parties fines s’enchaînent. Le frontman de Clit Calisthenics se voit propulsé au rang de divinité de l’hédonisme et de la pop rébellion pour vernissages et concerts chauffés à blanc. La nuit, la dope circule sans problème, s’entremêlant au pétrissage fiévreux et hébété de dizaines de corps branchés les uns dans les autres en gémissants amas ondulatoires.

Sammy pense qu’ils sont littéralement en train de bouffer leur camarade à terre. Cette fois ce n’est plus seulement le brouillard infect qui lui tombe dessus, c’est aussi quelque chose de moins définissable mais terriblement immédiat dans sa viscosité. Un pas vient d’être franchi et Sammy sent que le dénouement n’est pas loin mais qu’il ne sera pas en sa faveur, où qu’il aille. Les silhouettes s’agglutinent autour de quelque chose au sol et ce ne peut être que l’autre, celui dont il est parvenu à se dégager. Mais l’orange de la nuit semble se teinter de particules et filets rouges sur la blancheur des combinaisons. Des bruits de plastique déchiré, comme des rumeurs de mastication, pas de cris, juste des couinements de nourrissons satisfaits. Beaucoup trop pour Sammy. Course dans les herbes, percussion d’une vieille clôture grillagée qui s’ouvre sous sa vitesse et son inertie, peut-être se coupe-t-il un peu sur le vieux métal au passage, peut-être va-t-il choper le tétanos mais non, Sammy Jinx est invincible, Sammy Jinx est une putain de rock star, d’ailleurs c’est précisément ce qu’il gueule alors qu’il se fige dans une cour d’usine, sur fond de cuves, de délicate tuyauterie pour cathédrale industrielle, dans ce merdier chimique urbain où plus personne ne peut vivre depuis des années. Je suis Sammy Jinx de Clit Calisthenics et – je – vous – encuuule !! Mes avocats vous enculent ! Mon directeur de prod vous encule ! Mes zicos vous enculent ! Mes roadies vous enculent ! Et mes poulettes aussi !! En vain. Car en fait d’équipe de nuit, en fait d’ouvriers endurcis par les horaires insensés et le travail en usine, en fait de rednecks rassurants, Sammy stoppe, le souffle scié, devant des installations qui ne cessent de dégorger d’autres mecs en tenue de Roentgen party.

Voilà, c’est pas dur : tu travailles la gratte, tu baises qui il faut, commence pas trop ambitieux, fais ça graduellement, sois modeste. Tu fais quelques EP (c’est quoi, des EP ? c’est des babs ?), tu joues dans des clubs, et tu baises, tu prends la came qu’on te propose , tu discutes pas, laisse-toi malaxer aussi (c’est quoi, malaxer ? c’est malaxer comme pour les gâteaux ?), si tu as, hé hé, de la chance (pourquoi tu rigoles ?), tu trouves un label et là, tu te lâches, tu fais un album onze titres, ou douze, dix merdes, un ou deux titres pour la radio et internet. Dis ce que tu veux sur le téléchargement, tout le monde s’en branle de toute façon. Tu pars en flèche, baby, tu es dans les charts et tu tires de la belette haut-de-gamme (oh t’es craaade). Tu fais des tournées, tu amortis vite fait ce que tu claques, tu es entré dans le bon circuit. Compte sept ans de plein rendement, après c’est autre chose, je t’explique après. Non, ne dis rien, s’il te plaît. Pendant sept ans, tu pètes, mettons, quatre albums. Du lourd et du bon, du vraiment bon. Aucun ne ressemble vraiment au précédent, tu t’exprimes vraiment. Profites-en car au bout de sept ans environ, tu sais que ce sera fini. Trop de tournées, trop de picole, trop de blanche, trop de baises, tu risques la crise cardiaque, tu n’as plus rien en toi, tu vas sombrer dans la redite. En désespoir de cause, tu lâches une dernière daube, avec deux, trois fois moins de matos, deux trois fois moins de musiciens et tu expliques pour la presse spécialisée et pour ta base de fans qui comprend pas que, cette fois, tu avais envie de créer un album plus « intimiste », avec un son plus « épuré ». En gros, tu n’as plus de jus, on s’emmerde du début à la fin en écoutant l’album, mais tu vis de tes rentes et tu exploites une dernière fois la vache à lait. Tu continues la baise. Tes choristes se barrent l’une après l’autre ; si elles ne trouvent pas vite fait une autre formation, elles font putes et se retrouvent à jouer dans des pornaques. Toi-même tu te demandes si, au fond, tu ne vas pas finir dans le même créneau, sauf que tu bandes beaucoup moins parce que désormais (oh c’est comme Aznavoour), ta gueule, désormais ton corps est saturé de saloperies : Opération Amytal, Le Temps de l’Avental, Karl Marx et le Carbrital, La Loi de Morphine, Placidyl dans le museau, Quaalude les Copains, Sinutab le Marin, La Bataille de Valmid, tout ça, tu vois ? T’as compris mes jeux de mots à deux balles, au moins ? (ah ben euh oui) OK alors voilà, la suite c’est tu sombres dans la déchéance, plus personne te veut, tu donnes des concerts minables, tu te roules dans le caniveau, défoncé au dernier degré, un nuage d’alcool et de shit autour de toi, ensuite tu as des problèmes cardiaques, des problèmes psychiques, tu casses la gueule à des inconnus, tu te fais toi-même démolir la gueule, le producteur n’en peut plus, tes zicos te quittent un à un, tout le monde se moque de toi car tu es devenu un has-been. Tu finis totalement écoeuré de tout, à commencer de toi-même. Ta vie est vraiment en danger, alors là, à ce moment-là, tu arrêtes le showbiz. Tu te retires du monde, de tout le monde, tu coupes vraiment les ponts et tu pars faire une vraie cure de désintoxication dans la discrétion la plus totale, hors du pays s’il le faut. A peu près quinze ans plus tard, tu fais ton grand comeback, et pas du foireux, hein, pas du foireux : tu as perdu vingt kilos, tu ne fumes plus, tu ne te torches plus la gueule, tu ne touches plus à la came et tu ne te nourris plus de médicaments. Tu n’as plus cinquante médecins, mais deux : ton généraliste et ton psy. Tu peux ajouter un « conseiller spirituel » si tu veux. Et ta carrière reprend. Voilà, c’est comme ça que ça marche, le rock, baby. (et c’est ce qui va t’arriver ?) Non, car je suis Sammy Jinx, baby, Sammy Jinx, tu vois que je connais les pièges, je vais enculer la fatalité et le rock ‘n’ roll ne mourra jamais. Sammy Jinx, avec ou sans Clit Calisthenics, ce sera du fucking carton non-stop sur facile quarante ans.

Sammy a encore couru comme un fou dans les méandres du complexe industriel. Mais ils étaient trop nombreux, il en sortait de partout. Ils portaient tous la même combinaison. Sammy se retrouve le dos plaqué à la paroi d’une cuve haute de plusieurs étages. On croirait un règlement de comptes surréaliste. Il a froid, le métal de la cuve est froid. Une main, infiniment plus glaciale quoique invisible, se pose sur son épaule, le temps d’une seconde, puis une voix antique, une voix couleur de neige sale bave dans sa tête, tu as eu tes sept ans, Sammy, et les sept ans sont écoulés. You owe me, buddy. Puis la voix se tait, comme absorbée par la cohorte de silhouettes.

Comment ça se fait que je joue comme un dieu ? Un talent de naissance, je suppose, et beaucoup de travail. Sammy se la joue working-class guitar hero. Tout le monde y croit, sauf Sammy. L’explication est nettement plus inhabituelle, suffisamment pour ne pas mentionner certains aspects DEPLAISANTS de son apprentissage. On se contentera de rappeler que Sammy, féru de lecture, consacrait une bonne partie de son temps libre à l’étude de certains tomes peu courants (et, pour certains, achetés à prix d’or grâce à la sollicitude d’un père pas encore définitivement déçu par son enfant), volumes dont le point commun était de traiter certains sujets qualifiés de SENSIBLES par les plus prudents des occultistes.

Les types s’approchent, retirent leurs casques, leurs masques, leurs heaumes, leurs trucs sur la tête. La plainte qui sort de la bouche de Sammy part de relativement bas et monte lentement dans des aigus hystériques. Ils ont tous la même tête de nourrissons goguenards. De vieux nourrissons avec des canines. Uniquement des canines.

La prise de son dure aussi longtemps qu’il le faut, c’est-à-dire aussi longtemps que Sammy Jinx reste en vie. Parmi les rires de gros bébés radioactifs, tout un matériel de professionnel a été installé, relié à un câblage qui part d’un des recoins de l’usine, probablement un bureau, ou des dynamos. Car le courant ne doit pas lâcher et le travail doit être soigné. Alors que deux ou trois, à tour de rôle, viennent le bastonner puis le dévorent vivant, grignotant ici, picorant là, c’est une gamme complète de l’horreur que Sammy interprète ; il s’exprime comme il ne l’avait jamais fait. Tout est scrupuleusement enregistré par des volontaires (ils ont accepté de ne pas dîner). Sammy, dans ses derniers instants, voit un mélange de faces blanches, de dandinements, de bave suintant à de carnassières commissures et de regards réduits à l’état de billes inhumaines. L’odeur de lait est assez prononcée mais Sammy n’y fait plus attention, il fait des arpèges de démence, et même bien mieux que cela, il crée un nouveau son que traitent fidèlement les Protools, les micros de pros, les préamplis, les multi-effets, les compresseurs-gate, Sammy ne sait plus ce qui est utilisé, ce qui ne l’est pas, ses organes sont entamés un par un, on ne lui laisse plus que sa voix, sa voix, justement, pour créer un nouvel univers vocal. Puis Sammy meurt, le corps explosé d’infarctus, de médicaments, de drogue, de peur, d’hémorragies et contusions multiples. Les bébés qui ne mixent pas se régalent mais mangent comme des bébés, ils s’en mettent un peu partout sur leurs bouilles et leurs belles combinaisons blanches.

Quant au fameux son, Sammy n’aura pas été prévenu, malgré certaines conditions par lui trop vite oubliées lors de leur stipulation sept ans auparavant, qu’il vient de propulser sa carrière dans des sphères et sur une trajectoire qu’il ne soupçonnait pas. L’enregistrement intégral de la collation, une fois proprement mixé et habillé d’un fond musical soigneusement orchestré par une instance dont on fera bien de ne pas chercher à connaître l’identité, fera un tabac dans un circuit de distribution très fermé mais répandu sur toute la surface du globe. Et même en dessous.


(texte paru dans le numéro cinq de la revue Angoisse)
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Message  Nilo Ven 10 Sep - 17:53

Une première remarque : les ténèbres sont toujours plurielles même s'il nous arrive de les trouver bien singulières.

Deuxième remarque : cette accumulation de merde, de déjections et de dégueulis me laisse un peu perplexe en même temps qu'elle me saoule, ce qui te laisse penser ce qui risque d'arriver.

En fait ça a commencé à m'intéresser à partir de
Voilà, c’est pas dur : tu travailles...
c'est à dire un peu après le deuxième tiers.
C'est dire s'il ma fallu de la constance pour y arriver.
Mais cet intérêt n'a pas duré longtemps.
Bref, je suis allé au bout mais je me suis emmerdé.

Nilo, à la prochaine.

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Message  Batsie Dim 10 Oct - 14:01

Solidaire à l'auteur ou à Nilo, c'est un long long texte, très long ... J'ai eu le tant de me demandé si l'héroïne avait été sniffée ou envoyée par intraveineuse (car le cannabis ne fait ni vomir, ni chier! Il créé des connexions synaptiques permettant une fusion des idées), d'imaginer un clip bas de gamme de Thriller (paix à ton âme King of the Pop), de me demander si ça finirait par se terminer vu comment ça avait commencé ...

Je suis aller jusqu'au bout sans sauter de lignes, j'ai trouvé ça répétitif, mais le principal est surement que cela ai été publié, même si perso, j'ai pas été très angoissée... Mais j'ai lu!
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