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Morve Your Body
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Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
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Morve Your Body
Sur la photo, un gamin de sept ou huit ans, il sourit, son visage est mince, pas encore ratissé par l’âge et les intempéries. Il est affublé d’une horrible coupe en bol bien typique des années soixante-dix. Typique également de cette époque, par-dessus un pull rouge, une chemise en col « pelle à tarte ». Si l’on néglige ces détails, c’est tout de même un enfant charmant.
Et puis, cette morve qui lui dégouline du pif est un plus indéniable. Une question se pose : a-t-il conscience de la magnifique chandelle qui lui pend du nez ? Parce qu’elle est particulièrement réussie. Un chouette filament blanchâtre, vaguement translucide. Et lui, il sourit comme un con. Soit il s’en est aperçu et par malignité infantile (cette force redoutable), il choisit dès cet instant, dès ce très jeune âge, de choquer son environnement. Ou alors il est vraiment con, insensible, distrait, et il ne s’est rendu compte de rien. Ce n’est pas une photo de classe. Il n’y a pas de morve sur les photos de classe. Le mec qui se déplace pour ça, c’est du style « Tu sais pas où la mettre, ta parka ? Tu l’accroches à mon nez ! » Il n’ajoute pas « crétin » mais le cœur y est, tellement il adore photographier des… morveux, des mal torchés dans les groupes scolaires. Lui qui, dans sa jeunesse, rêvait Studio Harcourt et tout ça. Bref. Le môme, là, a été pris dehors, dans une cour, avec un jardin derrière lui et plus loin, un fond de barres HLM. Pas de vue plongeante, le photographe était à genoux pour se mettre à sa hauteur, ou alors c’était quelqu’un de son âge.
La deuxième hypothèse est la bonne. Celui qui a pris ce cliché, c’était un gamin qui faisait semblant de m’aimer, ou qui aimait me détester, à cause de mes bons résultats scolaires. Je me souviens très bien de lui (mais je ne sais pas ce qu’il est devenu). Ma coulée de morve de ce jour-là, en revanche, ne m’évoque strictement rien. Ai-je éternué ? Quelqu’un de charitable est-il venu me moucher ? Le truc est-il tombé tout seul ? N’ai-je ressenti aucun poids, aucune force gravitationnelle localisée entre mon nez et le sol ? Aucun chatouillis ? Mystère. En tout cas, mystère aujourd’hui, alors que je te raconte tout ça.
Ce n’est qu’à l’adolescence que je suis devenu le Silver Morveur.
La prof de maths m’a envoyé au tableau. Je suis un gros blaireau en maths, je l’ai toujours été, mais elle ne le sait pas encore. Je suis au début de mon année de Seconde générale, « tronc commun ». Dans la partie collège de l’établissement où je suis scolarisé (c’est un établissement privé sous contrat qui regroupe tous les cycles d’études), on sait que je suis perdu pour la pensée scientifique. Mes camarades de classe le savent et maintenant qu’ils arrivent à l’âge où on commence à se la péter, ils en profitent pour me distiller gratuitement leur jovial mépris. Si tu n’es pas un matheux, si tu n’es pas un scientifique dans l’âme, si après ta Seconde Tronc Commun tu ne te fais pas inscrire en Première C, tu es un bohémien. Même le bac D (on dit encore comme ça, en cette première moitié des années quatre-vingt), c’est limite acceptable. La lèpre sociale s’attrape très jeune. Qu’ils ne se plaignent pas, je pourrais en plus de ça être du genre à lâcher des louises. Mais non. Je suis juste un connard de littéraire-linguiste. Et puis alors j’ai ce problème d’allergies pour un oui pour un non. Je peux avoir de longues et fatigantes crises d’éternuements.
La prof de maths, une petite jeune pète-sec, ne sait rien de tout cela. Elle ne sait pas qu’elle va galérer autant que moi, peut-être encore plus que moi, pour que j’arrive au bout de cette fonction à résoudre. Elle m’a désigné au pif (si je puis dire), histoire de se faire une idée des compétences des uns et des autres, dans ce groupe qu’elle découvre (elle n’enseigne qu’en second cycle). Ceux du collège, qui en majorité m’ont suivi dans l’établissement, pouffent discrètement lorsque ses yeux se posent sur moi et qu’elle me dit : « Vous. »
Elle ne sait pas non plus qu’elle me fait bougrement bander. Sauf que, debout au tableau, je ne bande pas. Question de correction. Mais ce n’est pas évident, de près je vois qu’elle porte un soutien-gorge noir, la garce (j’adore les soutiens-gorge noirs). Bien sûr, je suis absolument incapable de résoudre sa connerie de fonction, je ne sais même pas par où commencer (si, quelque chose comme « le domaine de définition » mais je ne sais pas ce que ça veut dire, je balance ça comme une formule magique pétrie de superstition et d’ignorance), je ne comprends pas à quoi ça pourrait me servir dans l’existence. J’ai certainement tort, à l’époque, de tenir ce raisonnement. Mais bon. Tous les autres me regardent, et je sens bien l’impatience de certains et je peux presque entendre les commentaires dans certains cerveaux : « Mais quel con. »
Et puis soudain je sens que je vais éternuer. Je ne sais pas si c’est à cause de la craie, mais la vague qui s’approche est invincible. C’est comme si tout autour de toi était suspendu, hormis la vitesse privée de ta propre déconfiture, dans l’immédiat de ta perception. Je n’ai même pas le temps de m’emparer du tire-jus qui ne me quitte jamais, j’arrive à peine à pivoter la tête pour que la prof ne morfle pas, et le truc part, c’est une putain de déflagration, le tableau ramasse en partie, en plein milieu de la fonction, un mouchetis d’étoiles sombres sur le vert glauque de la surface mal essuyée. Le plus beau, ça reste quand même l’espèce de proboscis gluante qui se balance mollement au bout de mon nez. Cri de scandale dans la pièce, les filles poussent des plaintes d’écoeurement, une ou deux manquent gerber. La prof, révulsée, me crie « co-chon ! co-chon ! » On peut laisser tomber le problème à résoudre, c’est quelqu’un d’autre qui va tenter de s’en charger. Je retourne m’asseoir, je sais que je suis grillé pour le restant de l’année scolaire et peut-être davantage, mais au lieu de rougir de honte, de m’enfuir les larmes aux yeux, je décide que je vais assumer tout ça. Je décide, à tort ou à raison, que je suis entouré de glandus Chevignon-Hermès et qu’à partir de ce jour je prendrai un malin plaisir à me raser un jour sur trois, à laisser mes cheveux tomber sur les oreilles et à porter, aussi souvent que la clémence du temps le permettra, des baskets à fermeture scratch. On me rangera dans la catégorie sale individualiste, espèce de monstre, ridicule binoclard de service, intello et space, je m’en branle. Désormais je peux éternuer autant que je veux, me dis-je.
Eh bien non, pas tout à fait.
Quelques années ont passé. Stéphanie est dans une fac littéraire mais elle m’a dit un jour qu’elle n’aimait pas lire. J’ai failli lui demander ce qu’elle foutait là-bas mais je me suis abstenu. Stéphanie n’est pas très belle, sans être une mocheté. Elle n’a aucun look. Elle est fade. Elle n’a pas beaucoup de seins. Taille moyenne, mince, avec des hanches un peu larges, grande bouche, lunettes, cheveux châtains portés assez courts. Comme on dit, elle ne se met pas en valeur. Dès qu’elle m’aperçoit dans un couloir, un amphithéâtre, une salle de td, elle s’approche, vient s’asseoir à côté de moi ou pas loin. Stéphanie, qui semble timide, ne se révèle pas une championne de la conversation. Ca tombe bien, moi non plus car je ne vois pas trop ce que j’aurais à lui dire. Je ne vois pas trop ce que j’aurais à dire tout court, d’ailleurs. Elle n’aime pas lire, je n’aime pas parler. Quel couple. Enfin, couple si on veut ; le « on » en question est un autre couple, consciemment et sciemment formé celui-là, deux amis de Stéphanie. Je les connais aussi, ils ne s’écartent pas trop de moi. Ils vont même jusqu’à discuter avec moi. Il se peut que j’y sois pour quelque chose car en quittant le lycée, j’ai également laissé derrière moi (la plupart du temps) les scratch, les cheveux mi-longs mi-gras et le menton pas rasé. Je suis malgré tout connu pour mon nez sensible, la violence de mes éternuements et une sorte de bizarrerie générale difficile à définir, bizarrerie que j’entretiens ponctuellement par des trouvailles, des opinions légèrement décalées. Je finis par avoir la conviction que Stéphanie n’a pas de mec et que ses deux copains essaient de la placer. Ils tentent le coup avec moi. Un lot de consolation féminin et un lot de consolation masculin ensemble, ça va peut-être marcher. J’avoue, là je leur fais un procès d’intention rétrospectif. Ils ne se sont peut-être jamais tenu ces propos. Mais, à cette époque aussi, j’ai la tête ailleurs. Je biberonne du Lovecraft. Poe est sur ma table de chevet, Barbey d’Aurevilly me fascine avec ses gonzesses tragiques. Bref, je manipule tout l’attirail du jeune homme en pleine initiation littéraire (quoique d’un genre bien particulier, comme le montrent ces exemples pris dans mes favoris).
Un soir, on va dans un café, les quatre. Gentille programmation rock, beaucoup de Zappa le Wazoo, tout ça, bien. Je m’emmerde un peu mais fais bonne figure. Stéphanie est assise en face de moi et je suis persuadé d’une chose : elle veut que je lui fasse du pied. Je ne lui fais pas du pied. Elle envie de moi. Je n’ai pas envie d’elle. A la fermeture, on se dit salut à demain (ou à je sais plus quand), je suis sobre, je n’ai bu qu’une ou deux bières, je vais rentrer à pied. On se serre la main, on se fait la bise. Stéphanie s’approche de moi, ses lèvres effleurent les miennes, elle ne dit rien. Et soudain. Soudain. Ca me monte au nez et j’explose. Cette fois, pas le temps de détourner assez vite la tête. Flouac ! Giclée faciale pour Stéphanie, je m’excuse maladroitement, déchiré entre la honte et un fou rire que je tente de circonscrire à mon estomac. On rit tous quand même un peu, ha ha, non c’est pas grave, t’inquiète pas, dit-elle en s’essuyant.
Les jours et les semaines suivants, Stéphanie ne me dira plus bonjour que de loin, ou en coup de vent, toujours pressée de se rendre ailleurs dès que je serai dans ses parages. Elle doit aller voir quelqu’un, elle a un truc à faire, etc.
De toute manière j’ai terminé la fac et je quitte la région.
Parfois, quand je dors sur le côté, ça s’accumule dans une narine et la pression est suffisamment forte pour me réveiller. Ou pas, ça dépend. Quand ça ne me réveille pas, ça finit par me couler sur le menton, ça sèche et le matin je découvre un filament croûteux, comme si un escargot de l’horreur avait rampé sur un peu de ma gueule. Sinon, quand ça me réveille, c’est pénible, l’autre narine est complètement dégagée, elle. Tout est concentré sur un côté. Alors je me retourne, je laisse la masse se répartir dans toutes les cavités. Je peux aussi racler, et soit je me lève pour cracher, soit j’ai la flemme de sortir du lit et j’avale le truc. Je peux aussi me moucher. L’important, c’est que ça ne coule plus, que je n’aie plus mal dans le nez.
Encore plus tard. Jessica me fait une confidence : elle m’avoue que si elle est « nulle », c’est à cause de sa « maladie psychique ». A me dire cela, elle me donne envie de lui mettre une tarte pour lui faire reprendre contact avec le réel. Je ne sais pas si elle a une « maladie psychique », comme elle le prétend, il se peut qu’elle soit réellement un peu siphonnée. Je pourrais le savoir avec certitude en la sondant un peu mais je ne suis pas censé le faire car je ne suis pas thérapeute, je suis juste un de ses profs et ne pratique pas la pêche aux révélations de ce genre. Pas avec une élève.
Je vois bien pourtant qu’elle n’est pas tranquille. Elle doit passer avec moi un examen de contrôle continu (50% de son diplôme sont constitués de « contrôles continus en cours de formation », le reste, ce sont des épreuves terminales). Il s’agit d’un oral individuel d’expression en langue étrangère. Elle n’a jamais travaillé ces matières, sur ce point c’est réellement une cave, comme la plupart des gens à qui j’enseigne. Dans le cadre de cette épreuve on attend d’elle qu’elle décrive et commente une image de mon choix. Des connards d’inspecteurs pédagogiques appellent cela « un document déclencheur de parole ». La bonne blague. Le jour de son oral approche, elle flippe et en plus, elle se retrouve dernière sur ma liste de passage. Elle aura le visage blanc comme un linge, la peau de son cou portera des plaques rouges, ses mains trembleront, elle bredouillera, sera incapable d’articuler le moindre mot alors qu’elle sera assise juste devant moi. Je le sais.
Jessica, Jessicaca-dans-ma-culotte, tu sais que je te baiserais bien ? Mais je ne te baiserai pas, je ne suis pas ici pour ça. Je vais plutôt te mettre dans de meilleures conditions d’examen. Je lui file une image, quelque chose d’absolument inintéressant mais susceptible de plaire aux experts de la commission de contrôle a posteriori des certificatifs. Je la laisse réfléchir pendant un quart d’heure, tel que cela est prévu. Elle a le nez sur son document, elle n’écrit quasiment rien sur sa feuille de brouillon (dûment fournie par l’administration), comme je m’y attendais. Elle va me sortir deux mots, trois, et puis c’est tout. Elle va me regarder et se mettre à chialer. Je ne lui ferai aucun reproche mais ça me retombera quand même sur la gueule, on (ma hiérarchie) me dira que je « démotive les candidats ». Sauf qu’on va faire autrement, cette fois-ci. Je commence à l’interroger doucement, avec des questions simples, purement descriptives. Tout en parlant et en l’écoutant, j’ai les mains jointes devant le visage, faisant mine d’être très concentré sur sa performance. En réalité, une de mes mains cache l’autre qui introduit subrepticement dans une narine un morceau de patafix jaunâtre. Une fois la pâte bien collée sur la paroi intérieure, je l’étire discrètement jusqu’au niveau de ma bouche. Jessica ne remarque rien car, comme beaucoup d’élèves, elle lit ses notes et ne me regarde pas de façon continue. Mon blob est bien en place, il adhère parfaitement.
Soudain, je pose une autre question avec un air très sérieux et ce faisant je dégage les deux mains de mon visage. Je poursuis ma question, qui est une vraie question concernant le document déclencheur de parole (tout en ayant manœuvré je suis également parvenu à garder une oreille attentive, car il s’agit d’évaluer les gens selon les critères stricts, définis par le ministère). Jessica redresse la tête, me regarde et en fait de parole, je déclenche chez elle un cri de surprise mêlé d’une bonne grosse rigolade. Je fais comme si je n’avais rien remarqué, avec ma fausse morve qui me pend du nez. La voici enfin un peu plus détendue. Au final, sa note ne cassera pas la baraque, du moins aura-t-elle sauvé les meubles en parlant de façon un peu plus libre et spontanée, ce qui lui vaudra juste la moyenne. Sans mon stratagème, elle était partie pour du cinq – six sur vingt à tout casser.
C’est loin, tout ça. On a quand même fini par me dire que j’étais un pédagogue indigne, que j’avais trop longtemps fait preuve d’ « insuffisance professionnelle ». Alors aujourd’hui, depuis un bout de temps déjà, c’est sous les ponts de la ville que je me mouche. Au printemps, avec certains pollens, ce n’est pas franchement agréable. A la limite, je supporte mieux le froid hivernal, à condition que ce soit sec. J’ai toujours autant de merde dans la fameuse « sphère ORL ». Ca ne gêne pas mes compagnons de misère.
Et puis, cette morve qui lui dégouline du pif est un plus indéniable. Une question se pose : a-t-il conscience de la magnifique chandelle qui lui pend du nez ? Parce qu’elle est particulièrement réussie. Un chouette filament blanchâtre, vaguement translucide. Et lui, il sourit comme un con. Soit il s’en est aperçu et par malignité infantile (cette force redoutable), il choisit dès cet instant, dès ce très jeune âge, de choquer son environnement. Ou alors il est vraiment con, insensible, distrait, et il ne s’est rendu compte de rien. Ce n’est pas une photo de classe. Il n’y a pas de morve sur les photos de classe. Le mec qui se déplace pour ça, c’est du style « Tu sais pas où la mettre, ta parka ? Tu l’accroches à mon nez ! » Il n’ajoute pas « crétin » mais le cœur y est, tellement il adore photographier des… morveux, des mal torchés dans les groupes scolaires. Lui qui, dans sa jeunesse, rêvait Studio Harcourt et tout ça. Bref. Le môme, là, a été pris dehors, dans une cour, avec un jardin derrière lui et plus loin, un fond de barres HLM. Pas de vue plongeante, le photographe était à genoux pour se mettre à sa hauteur, ou alors c’était quelqu’un de son âge.
La deuxième hypothèse est la bonne. Celui qui a pris ce cliché, c’était un gamin qui faisait semblant de m’aimer, ou qui aimait me détester, à cause de mes bons résultats scolaires. Je me souviens très bien de lui (mais je ne sais pas ce qu’il est devenu). Ma coulée de morve de ce jour-là, en revanche, ne m’évoque strictement rien. Ai-je éternué ? Quelqu’un de charitable est-il venu me moucher ? Le truc est-il tombé tout seul ? N’ai-je ressenti aucun poids, aucune force gravitationnelle localisée entre mon nez et le sol ? Aucun chatouillis ? Mystère. En tout cas, mystère aujourd’hui, alors que je te raconte tout ça.
Ce n’est qu’à l’adolescence que je suis devenu le Silver Morveur.
La prof de maths m’a envoyé au tableau. Je suis un gros blaireau en maths, je l’ai toujours été, mais elle ne le sait pas encore. Je suis au début de mon année de Seconde générale, « tronc commun ». Dans la partie collège de l’établissement où je suis scolarisé (c’est un établissement privé sous contrat qui regroupe tous les cycles d’études), on sait que je suis perdu pour la pensée scientifique. Mes camarades de classe le savent et maintenant qu’ils arrivent à l’âge où on commence à se la péter, ils en profitent pour me distiller gratuitement leur jovial mépris. Si tu n’es pas un matheux, si tu n’es pas un scientifique dans l’âme, si après ta Seconde Tronc Commun tu ne te fais pas inscrire en Première C, tu es un bohémien. Même le bac D (on dit encore comme ça, en cette première moitié des années quatre-vingt), c’est limite acceptable. La lèpre sociale s’attrape très jeune. Qu’ils ne se plaignent pas, je pourrais en plus de ça être du genre à lâcher des louises. Mais non. Je suis juste un connard de littéraire-linguiste. Et puis alors j’ai ce problème d’allergies pour un oui pour un non. Je peux avoir de longues et fatigantes crises d’éternuements.
La prof de maths, une petite jeune pète-sec, ne sait rien de tout cela. Elle ne sait pas qu’elle va galérer autant que moi, peut-être encore plus que moi, pour que j’arrive au bout de cette fonction à résoudre. Elle m’a désigné au pif (si je puis dire), histoire de se faire une idée des compétences des uns et des autres, dans ce groupe qu’elle découvre (elle n’enseigne qu’en second cycle). Ceux du collège, qui en majorité m’ont suivi dans l’établissement, pouffent discrètement lorsque ses yeux se posent sur moi et qu’elle me dit : « Vous. »
Elle ne sait pas non plus qu’elle me fait bougrement bander. Sauf que, debout au tableau, je ne bande pas. Question de correction. Mais ce n’est pas évident, de près je vois qu’elle porte un soutien-gorge noir, la garce (j’adore les soutiens-gorge noirs). Bien sûr, je suis absolument incapable de résoudre sa connerie de fonction, je ne sais même pas par où commencer (si, quelque chose comme « le domaine de définition » mais je ne sais pas ce que ça veut dire, je balance ça comme une formule magique pétrie de superstition et d’ignorance), je ne comprends pas à quoi ça pourrait me servir dans l’existence. J’ai certainement tort, à l’époque, de tenir ce raisonnement. Mais bon. Tous les autres me regardent, et je sens bien l’impatience de certains et je peux presque entendre les commentaires dans certains cerveaux : « Mais quel con. »
Et puis soudain je sens que je vais éternuer. Je ne sais pas si c’est à cause de la craie, mais la vague qui s’approche est invincible. C’est comme si tout autour de toi était suspendu, hormis la vitesse privée de ta propre déconfiture, dans l’immédiat de ta perception. Je n’ai même pas le temps de m’emparer du tire-jus qui ne me quitte jamais, j’arrive à peine à pivoter la tête pour que la prof ne morfle pas, et le truc part, c’est une putain de déflagration, le tableau ramasse en partie, en plein milieu de la fonction, un mouchetis d’étoiles sombres sur le vert glauque de la surface mal essuyée. Le plus beau, ça reste quand même l’espèce de proboscis gluante qui se balance mollement au bout de mon nez. Cri de scandale dans la pièce, les filles poussent des plaintes d’écoeurement, une ou deux manquent gerber. La prof, révulsée, me crie « co-chon ! co-chon ! » On peut laisser tomber le problème à résoudre, c’est quelqu’un d’autre qui va tenter de s’en charger. Je retourne m’asseoir, je sais que je suis grillé pour le restant de l’année scolaire et peut-être davantage, mais au lieu de rougir de honte, de m’enfuir les larmes aux yeux, je décide que je vais assumer tout ça. Je décide, à tort ou à raison, que je suis entouré de glandus Chevignon-Hermès et qu’à partir de ce jour je prendrai un malin plaisir à me raser un jour sur trois, à laisser mes cheveux tomber sur les oreilles et à porter, aussi souvent que la clémence du temps le permettra, des baskets à fermeture scratch. On me rangera dans la catégorie sale individualiste, espèce de monstre, ridicule binoclard de service, intello et space, je m’en branle. Désormais je peux éternuer autant que je veux, me dis-je.
Eh bien non, pas tout à fait.
Quelques années ont passé. Stéphanie est dans une fac littéraire mais elle m’a dit un jour qu’elle n’aimait pas lire. J’ai failli lui demander ce qu’elle foutait là-bas mais je me suis abstenu. Stéphanie n’est pas très belle, sans être une mocheté. Elle n’a aucun look. Elle est fade. Elle n’a pas beaucoup de seins. Taille moyenne, mince, avec des hanches un peu larges, grande bouche, lunettes, cheveux châtains portés assez courts. Comme on dit, elle ne se met pas en valeur. Dès qu’elle m’aperçoit dans un couloir, un amphithéâtre, une salle de td, elle s’approche, vient s’asseoir à côté de moi ou pas loin. Stéphanie, qui semble timide, ne se révèle pas une championne de la conversation. Ca tombe bien, moi non plus car je ne vois pas trop ce que j’aurais à lui dire. Je ne vois pas trop ce que j’aurais à dire tout court, d’ailleurs. Elle n’aime pas lire, je n’aime pas parler. Quel couple. Enfin, couple si on veut ; le « on » en question est un autre couple, consciemment et sciemment formé celui-là, deux amis de Stéphanie. Je les connais aussi, ils ne s’écartent pas trop de moi. Ils vont même jusqu’à discuter avec moi. Il se peut que j’y sois pour quelque chose car en quittant le lycée, j’ai également laissé derrière moi (la plupart du temps) les scratch, les cheveux mi-longs mi-gras et le menton pas rasé. Je suis malgré tout connu pour mon nez sensible, la violence de mes éternuements et une sorte de bizarrerie générale difficile à définir, bizarrerie que j’entretiens ponctuellement par des trouvailles, des opinions légèrement décalées. Je finis par avoir la conviction que Stéphanie n’a pas de mec et que ses deux copains essaient de la placer. Ils tentent le coup avec moi. Un lot de consolation féminin et un lot de consolation masculin ensemble, ça va peut-être marcher. J’avoue, là je leur fais un procès d’intention rétrospectif. Ils ne se sont peut-être jamais tenu ces propos. Mais, à cette époque aussi, j’ai la tête ailleurs. Je biberonne du Lovecraft. Poe est sur ma table de chevet, Barbey d’Aurevilly me fascine avec ses gonzesses tragiques. Bref, je manipule tout l’attirail du jeune homme en pleine initiation littéraire (quoique d’un genre bien particulier, comme le montrent ces exemples pris dans mes favoris).
Un soir, on va dans un café, les quatre. Gentille programmation rock, beaucoup de Zappa le Wazoo, tout ça, bien. Je m’emmerde un peu mais fais bonne figure. Stéphanie est assise en face de moi et je suis persuadé d’une chose : elle veut que je lui fasse du pied. Je ne lui fais pas du pied. Elle envie de moi. Je n’ai pas envie d’elle. A la fermeture, on se dit salut à demain (ou à je sais plus quand), je suis sobre, je n’ai bu qu’une ou deux bières, je vais rentrer à pied. On se serre la main, on se fait la bise. Stéphanie s’approche de moi, ses lèvres effleurent les miennes, elle ne dit rien. Et soudain. Soudain. Ca me monte au nez et j’explose. Cette fois, pas le temps de détourner assez vite la tête. Flouac ! Giclée faciale pour Stéphanie, je m’excuse maladroitement, déchiré entre la honte et un fou rire que je tente de circonscrire à mon estomac. On rit tous quand même un peu, ha ha, non c’est pas grave, t’inquiète pas, dit-elle en s’essuyant.
Les jours et les semaines suivants, Stéphanie ne me dira plus bonjour que de loin, ou en coup de vent, toujours pressée de se rendre ailleurs dès que je serai dans ses parages. Elle doit aller voir quelqu’un, elle a un truc à faire, etc.
De toute manière j’ai terminé la fac et je quitte la région.
Parfois, quand je dors sur le côté, ça s’accumule dans une narine et la pression est suffisamment forte pour me réveiller. Ou pas, ça dépend. Quand ça ne me réveille pas, ça finit par me couler sur le menton, ça sèche et le matin je découvre un filament croûteux, comme si un escargot de l’horreur avait rampé sur un peu de ma gueule. Sinon, quand ça me réveille, c’est pénible, l’autre narine est complètement dégagée, elle. Tout est concentré sur un côté. Alors je me retourne, je laisse la masse se répartir dans toutes les cavités. Je peux aussi racler, et soit je me lève pour cracher, soit j’ai la flemme de sortir du lit et j’avale le truc. Je peux aussi me moucher. L’important, c’est que ça ne coule plus, que je n’aie plus mal dans le nez.
Encore plus tard. Jessica me fait une confidence : elle m’avoue que si elle est « nulle », c’est à cause de sa « maladie psychique ». A me dire cela, elle me donne envie de lui mettre une tarte pour lui faire reprendre contact avec le réel. Je ne sais pas si elle a une « maladie psychique », comme elle le prétend, il se peut qu’elle soit réellement un peu siphonnée. Je pourrais le savoir avec certitude en la sondant un peu mais je ne suis pas censé le faire car je ne suis pas thérapeute, je suis juste un de ses profs et ne pratique pas la pêche aux révélations de ce genre. Pas avec une élève.
Je vois bien pourtant qu’elle n’est pas tranquille. Elle doit passer avec moi un examen de contrôle continu (50% de son diplôme sont constitués de « contrôles continus en cours de formation », le reste, ce sont des épreuves terminales). Il s’agit d’un oral individuel d’expression en langue étrangère. Elle n’a jamais travaillé ces matières, sur ce point c’est réellement une cave, comme la plupart des gens à qui j’enseigne. Dans le cadre de cette épreuve on attend d’elle qu’elle décrive et commente une image de mon choix. Des connards d’inspecteurs pédagogiques appellent cela « un document déclencheur de parole ». La bonne blague. Le jour de son oral approche, elle flippe et en plus, elle se retrouve dernière sur ma liste de passage. Elle aura le visage blanc comme un linge, la peau de son cou portera des plaques rouges, ses mains trembleront, elle bredouillera, sera incapable d’articuler le moindre mot alors qu’elle sera assise juste devant moi. Je le sais.
Jessica, Jessicaca-dans-ma-culotte, tu sais que je te baiserais bien ? Mais je ne te baiserai pas, je ne suis pas ici pour ça. Je vais plutôt te mettre dans de meilleures conditions d’examen. Je lui file une image, quelque chose d’absolument inintéressant mais susceptible de plaire aux experts de la commission de contrôle a posteriori des certificatifs. Je la laisse réfléchir pendant un quart d’heure, tel que cela est prévu. Elle a le nez sur son document, elle n’écrit quasiment rien sur sa feuille de brouillon (dûment fournie par l’administration), comme je m’y attendais. Elle va me sortir deux mots, trois, et puis c’est tout. Elle va me regarder et se mettre à chialer. Je ne lui ferai aucun reproche mais ça me retombera quand même sur la gueule, on (ma hiérarchie) me dira que je « démotive les candidats ». Sauf qu’on va faire autrement, cette fois-ci. Je commence à l’interroger doucement, avec des questions simples, purement descriptives. Tout en parlant et en l’écoutant, j’ai les mains jointes devant le visage, faisant mine d’être très concentré sur sa performance. En réalité, une de mes mains cache l’autre qui introduit subrepticement dans une narine un morceau de patafix jaunâtre. Une fois la pâte bien collée sur la paroi intérieure, je l’étire discrètement jusqu’au niveau de ma bouche. Jessica ne remarque rien car, comme beaucoup d’élèves, elle lit ses notes et ne me regarde pas de façon continue. Mon blob est bien en place, il adhère parfaitement.
Soudain, je pose une autre question avec un air très sérieux et ce faisant je dégage les deux mains de mon visage. Je poursuis ma question, qui est une vraie question concernant le document déclencheur de parole (tout en ayant manœuvré je suis également parvenu à garder une oreille attentive, car il s’agit d’évaluer les gens selon les critères stricts, définis par le ministère). Jessica redresse la tête, me regarde et en fait de parole, je déclenche chez elle un cri de surprise mêlé d’une bonne grosse rigolade. Je fais comme si je n’avais rien remarqué, avec ma fausse morve qui me pend du nez. La voici enfin un peu plus détendue. Au final, sa note ne cassera pas la baraque, du moins aura-t-elle sauvé les meubles en parlant de façon un peu plus libre et spontanée, ce qui lui vaudra juste la moyenne. Sans mon stratagème, elle était partie pour du cinq – six sur vingt à tout casser.
C’est loin, tout ça. On a quand même fini par me dire que j’étais un pédagogue indigne, que j’avais trop longtemps fait preuve d’ « insuffisance professionnelle ». Alors aujourd’hui, depuis un bout de temps déjà, c’est sous les ponts de la ville que je me mouche. Au printemps, avec certains pollens, ce n’est pas franchement agréable. A la limite, je supporte mieux le froid hivernal, à condition que ce soit sec. J’ai toujours autant de merde dans la fameuse « sphère ORL ». Ca ne gêne pas mes compagnons de misère.
Re: Morve Your Body
J'ai tout lu, ça coule bien, j'ai apprécié ... J'ose pas en dire beaucoup plus, aux vues de l'auteur provocateur qui attend d'être étiqueté ...
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