Filtre à idées.

Je me suis demandé si elle se moquait de moi. J'ai relevé la tête pour visser mon regard dans le sien, mais pas une once de plaisanterie n'affleurait, pas la moindre frisure. Les psychiatres ont un grain, enfin, je le tiens d'un psychiatre qui avait sans doute un grain lui-même. Ce n'est peut-être pas une information fiable ; elle mériterait d'être recoupée.
Je n'ose répondre. Je me confie aisément, mais lorsqu'elle me pose une question, je l'analyse, je me demande ce que cela sous-tend de tordu. Une psychiatre ne pose jamais de question par hasard. Je pourrais lui demander de reformuler sa phrase, mais j'ai parfaitement compris. « Que diriez-vous si je vous proposais un filtre à idées ? »
Les idées foisonnent justement, s'agglutinent comme des abeilles autour d'une ruche, se tamponnent sans que je puisse en saisir une par l'aile ou par la patte. Un filtre à idée ? Une nouvelle molécule, l'Effexor me convient, enfin je crois. Un appareillage ? Des électrodes, un pan de crâne à raser ? Des images stupides que je ne peux exposer au risque de passer pour un imbécile. Et ce silence qui me dessert tout autant. Je sais qu'elle compte les secondes dans sa tête, un silence devient significatif au bout d'une dizaine de secondes, enfin, c'est ce que m'a raconté une étudiante de psycho, pas tout à fait nette, elle non plus. Pourquoi garder ces données quand elles reposent sur des témoignages aussi fragiles ?
Je m'éloigne, ou je me rapproche, car je suis revenu à ce filtre à idées. Je filtre mal, c'est sans doute cela qui me perturbe. Je prends tout, j'engloutis et je régurgite sans digérer, pensée boulimique, anorexique. La psychiatre touche ses montures de lunettes. J'ai baissé le regard, mais je sens qu'elle me fixe toujours. Étrange cobaye mutique doit-elle se dire. Les secondes percutent mon cerveau mou. Mes oreilles vibrent au gong et les abeilles s'affolent, leur dard pointe, les voilà prêtes à se sacrifier.
« Vous alliez dire quelque chose... »
«  Oui, mais ce sont les abeilles, ça bourdonne, je ne m'entend plus penser »
Je réalise l'énormité de ma phrase et j'en refuse la paternité immédiatement, je ne la reconnais pas, je rue dans les couloirs de la maternité, je fuis. Je m'entend hurler «  je ne suis pas le père de cette phrase folle. » La psy a répondu mais j'étais ailleurs. Elle répète.
« Les abeilles, les bourdons. Vous voudriez les filtrer »
C'est elle qui m'a parlé de filtre. J'ai envie de fumer, de fumer jusqu'au filtre de me consumer, en cendres, ashes to ashes and dust tu dust... La fumée éloigne les abeilles. Oui ça c'est une réponse.
«  La fumée éloigne les abeilles de la ruche. Après, reste le filtre. »
«  Vous parlez de cigarettes ? »
Nouveau silence. Je pensais avoir trouvé une parade et voilà qu'elle m'envoie sur la tabagie. Oui, j'ai repris la clope après dix ans d'abstinence. Elle le sait. La cigarette, un filtre à idées ? Quand j'ai arrêté, je me souviens de cette tristesse profonde. Je ne pouvais plus ouvrir un livre, ni écrire une phrase. J'avais les mains orphelines et la bouche ouverte d'un nourrisson mal sevré.
« La cigarette comme un filtre à idées, quelque chose qui me recentrerait, c'est ce que vous entendez par là ? »
Elle ôte ses lunettes et croise les doigts, marque un temps, elle aussi avant de répondre.
« Si je vous dis que la cigarette ne recentre pas, que c'est une évasion, la part sombre tombe en cendres, et l'autre s'élève, portée par l'air. Le filtre est ce qui reste. Le tangible»
J'ai les mains moites et le front cireux. Ça turbine, je sens les connexions saturer. Pourquoi ne pas lui demander simplement ce qu'elle entend par filtre à idées ? Je retomberais sur mes pattes au lieu de chuter, le dos vers le sol.
« Je suis désolé, je ne comprends pas votre histoire de filtre à idées. Je cherche, pourtant, mais j'ai l'impression que vous vous moquez de moi. »
« Un psychiatre se moque-t-il d'une personne malade à votre avis ? »
« Je suppose que non, ce serait pervers. »
« Me soupçonnez-vous de perversion ? »
« Je ne sais plus. Je me sens assailli, mais je sais que ce n'est pas par vous, ni par ces abeilles, ni par ces envies de cigarettes. On m'empêche de penser, vous comprenez, on me fusille, on m'exécute chaque seconde de mille idées mitraillées. Je ne sais même pas pourquoi je hurle! »
« Vous en avez besoin. Rasseyez-vous, je vous prie et prenez ceci. »
Elle m'a tendu un filtre à café.
« Un filtre à café ? »
«  Un filtre à idée »
« Une version arabica du dingue ? Je me le mets sur la tête et ça remplace l'entonnoir, c'est ça ? »
«  Calmez-vous et contentez-vous de le tenir en main. Quand vous parlerez, regardez ce filtre. Vos abeilles, vos pensées parasites seront emprisonnées et nous pourrons avoir un échange productif. »
«  Le filtre est déjà plein. »
Très sérieusement, elle m'en tendit un autre et je me suis calmé.
«  Qu'évoque ce filtre pour vous ? »
« Le marc, ce qu'on ne doit pas boire, imbuvable, j'en ai marre, à jeter à la poubelle, un poids de souris morte quand il tombe dans le sac, une souris encore tiède. Je peux avoir un autre filtre s'il vous plaît ? »
«  Nous allons nous arrêtez là pour aujourd'hui. Pensez à venir avec vos propres filtres la prochaine fois et n'hésitez pas à les utiliser dans la semaine. »
« Et si quelqu'un me demande ce que je fais avec un filtre à la main ?»
«  Répondez-lui que vous filtrez les idées noires. Il prendra ça pour un trait d'esprit, mais ce sera réellement ce que vous ferez. Vous avez votre carte vitale ? »