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L'allongée
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vivant
Zlatko
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Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
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L'allongée
Avec Olivier, on s’emmerdait un peu, ce soir-là. Joanne n’était pas encore rentrée, elle devait être chez une copine ou quelque chose comme ça. Je ne me rappelle plus. Nous, on était chez Olivier, dans sa piaule, c’était au printemps, il commençait à faire bon. Les examens se présentaient plutôt bien mais une fois le travail abattu, il y avait des moments où on ne savait plus trop quoi faire. Une espèce de torpeur insidieuse nous prenait l’âme et, sous son effet, on se transformait vite en gentilles loques, en oisifs diplômés. Mais c’était peut-être tout simplement une forme de repos. Olivier était en fac de géographie, Joanne étudiait en histoire et moi, moâ, je donnais souvent l’impression de m’intéresser à une littérature jugée chiante, même pas écrite en français ! Il fallait ne pas se prendre la tête. C’était un piège qui me guettait d’ailleurs plus ou moins parce que les facs dites « littéraires » regorgent de gandins et de greluches demi-instruits. Demi-instruit, je l’étais probablement. La moitié manquante de l’instruction, elle n’était pas dispensée sur les campus. Olivier l’avait très bien compris, lui, peut-être plus vite que moi. J’avais fait sa connaissance au resto-u, on avait des amis communs en médecine et pharmacie.
On pratiquait le tir sur Efferalgan. On calait un comprimé sur la poignée de fenêtre, on s’emparait chacun de notre pistolet à eau, on se positionnait à la distance réglementaire (déterminée par notre sain jugement et la surface de la pièce) et chacun, à tour de rôle, on tirait. Le vainqueur était celui qui parvenait le premier à dissoudre complètement la cible. Il n’y avait rien à gagner, rien à perdre. Nous n’étions pas souvent malades, les Efferalgan, ça ne manquait pas mais nous n’aurions pas fait ça chaque soir, parce que, déjà, on ne se voyait pas tous les soirs, et parce qu’on ne voulait pas trop pourrir la moquette (nous n’étions pas forcément des tireurs d’élite). Joanne ne tirait pas. Cela ne la choquait pas de nous voir passer le temps à ces conneries, elle nous regardait d’un air amusé, posée dans un coin, un bouquin près d’elle, ou sans bouquin, et de toute façon tous les trois on parlait beaucoup, on écoutait de la musique.
Pour une fois, j’avais gagné. Sous ma visée le machin avait fini de faire ses petits pschhh en coulant comme une glaire en ébullition. Joanne venait de rentrer. Nous n’avions pas trop faim mais un peu soif. Je distribuai des bières que j’avais amenées. Olivier ouvrit la fenêtre et nous laissâmes la nuit tiède gagner le paysage. Dehors la circulation était encore assez marquée. La chambre d’Olivier donnait directement sur un boulevard. C’était le chant du macadam, l’encens d’octane, la crasse des murs, l’usure du béton, le son des véhicules et le témoignage du temps sur la brique. C’était la ville de toujours.
Nous entendîmes une plainte venue d’en bas, juste sous la croisée. Ou une espèce de grognement. C’était une femme allongée entre deux rangs de poubelles. Elle semblait avoir dans les trente-cinq, quarante ans. Elle torchait une bouteille de whisky. Olivier et moi, tout de suite nous appréciâmes. Pour nous, c’était une touche très intéressante ajoutée à la fascinante démence urbaine. Nous avions la même sensibilité, sur ce point. Nous adorions détester la ville (c’est encore le cas aujourd’hui), nous étions constamment à la recherche des paysages ou des situations qui ne cherchaient pas à convertir cette laideur en une très hypocrite source de socialisation renouvelée. Olivier était plutôt de gauche, pourtant, et moi, de droite. Mais nous nous entendions à faire montre du plus sincère mépris devant les politiques de réhabilitation factice qui ne servaient en fait qu’à conforter des sièges électoraux, fussent-ils de telle ou telle tendance.
La ville, c’est la crasse. C’est de la merde. La nuit, ce n’est pas beau, non, c’est glauque, c’est pouilleux, miteux, encore plus qu’en journée. Pas question de faire comme si. L’allongée sous la fenêtre, elle était à sa place, Olivier et moi nous l’avions su tout de suite. Joanne était peut-être un peu moins d’accord avec nous. Sa perception était moins cynique que la nôtre (mais on ne lui en voulait pas !). Nous aimions la ville telle qu’elle était, pas telle que certains escrocs assermentés s’acharnaient à l’embellir.
On n’allait pas passer la soirée à l’observer, la poivrote. Jeans, santiags, perfecto, un look de pétroleuse, on avait compris qu’elle ne s’était pas échappée du couvent. Evidemment, dix minutes après, nous crevions d’envie de retourner voir.
Elle n’était plus là.
On ne l’avait pas entendue. Nous nous regardâmes, Olivier et moi. Pas besoin de mots, on s’était muettement échangé la phrase : « Elle s’est fait embarquer par des mecs. »
- On aurait peut-être dû appeler les flics ou le samu. Bon, on va prendre la caisse et faire le tour du quartier, décida mon camarade.
Je le suivis dans l’escalier après avoir assuré à Joanne qu’on en aurait que pour quelques minutes. Elle nous regarda partir sans protester ; elle avait une sorte de douce chaleur dans le regard.
La 4L d’Olivier démarra. Nous nous engageâmes sur un boulevard, puis un autre, et encore un autre, nous fîmes le chemin en sens inverse, traversâmes des rues perpendiculaires, des axes biseautés, des tronçons de nuit et des nappes de tungstène. Lampadaires, usines, commerces, bistrots du bout de l’univers, chiens errants, clodos, passants, phares, et la nuit à présent descendue sur terre, la nuit comme terme générique, hypéronyme du mystère humain que nous traversions. La ville, c’est la crasse. C’est de la merde, c’est la nuit de l’homme qui vit du temps après avoir vécu de l’espace et scandé le rythme, chanté les premiers poèmes, le troupeau sous sa gouverne et la joie devant les offrandes agréées. La ville, c’est le labeur des morts sept fois vengés, c’est le champ ensemencé, la dépendance au temps qui s’écoule et la compensation offerte par des réalisations spatiales, des orgueils qui s’étendent et des carcinomes industrieux dont les machines ne connaissent pas le repos, juste des changements de pièces. Mais c’est et ce sera toujours notre ville.
Nous ne revîmes jamais l’allongée.
De retour à la chambre, nous racontâmes notre patrouille improvisée, son échec. Je me demandais si Joanne n’allait pas nous prendre pour deux crétins. Non, ce soir-là, elle nous considéra bien davantage comme deux naïfs et beaux chevaliers du moyen âge. Je le sus d’Olivier, quelques jours après. Deux anachronismes sur pattes.
Nous retournâmes nous asseoir. La soirée s’étendait tranquillement, nous n’avions pas de cours le lendemain. Il restait de la bière. Elle était bien fraîche et nous la terminâmes, un suave album de Megadeth dans les oreilles.
On pratiquait le tir sur Efferalgan. On calait un comprimé sur la poignée de fenêtre, on s’emparait chacun de notre pistolet à eau, on se positionnait à la distance réglementaire (déterminée par notre sain jugement et la surface de la pièce) et chacun, à tour de rôle, on tirait. Le vainqueur était celui qui parvenait le premier à dissoudre complètement la cible. Il n’y avait rien à gagner, rien à perdre. Nous n’étions pas souvent malades, les Efferalgan, ça ne manquait pas mais nous n’aurions pas fait ça chaque soir, parce que, déjà, on ne se voyait pas tous les soirs, et parce qu’on ne voulait pas trop pourrir la moquette (nous n’étions pas forcément des tireurs d’élite). Joanne ne tirait pas. Cela ne la choquait pas de nous voir passer le temps à ces conneries, elle nous regardait d’un air amusé, posée dans un coin, un bouquin près d’elle, ou sans bouquin, et de toute façon tous les trois on parlait beaucoup, on écoutait de la musique.
Pour une fois, j’avais gagné. Sous ma visée le machin avait fini de faire ses petits pschhh en coulant comme une glaire en ébullition. Joanne venait de rentrer. Nous n’avions pas trop faim mais un peu soif. Je distribuai des bières que j’avais amenées. Olivier ouvrit la fenêtre et nous laissâmes la nuit tiède gagner le paysage. Dehors la circulation était encore assez marquée. La chambre d’Olivier donnait directement sur un boulevard. C’était le chant du macadam, l’encens d’octane, la crasse des murs, l’usure du béton, le son des véhicules et le témoignage du temps sur la brique. C’était la ville de toujours.
Nous entendîmes une plainte venue d’en bas, juste sous la croisée. Ou une espèce de grognement. C’était une femme allongée entre deux rangs de poubelles. Elle semblait avoir dans les trente-cinq, quarante ans. Elle torchait une bouteille de whisky. Olivier et moi, tout de suite nous appréciâmes. Pour nous, c’était une touche très intéressante ajoutée à la fascinante démence urbaine. Nous avions la même sensibilité, sur ce point. Nous adorions détester la ville (c’est encore le cas aujourd’hui), nous étions constamment à la recherche des paysages ou des situations qui ne cherchaient pas à convertir cette laideur en une très hypocrite source de socialisation renouvelée. Olivier était plutôt de gauche, pourtant, et moi, de droite. Mais nous nous entendions à faire montre du plus sincère mépris devant les politiques de réhabilitation factice qui ne servaient en fait qu’à conforter des sièges électoraux, fussent-ils de telle ou telle tendance.
La ville, c’est la crasse. C’est de la merde. La nuit, ce n’est pas beau, non, c’est glauque, c’est pouilleux, miteux, encore plus qu’en journée. Pas question de faire comme si. L’allongée sous la fenêtre, elle était à sa place, Olivier et moi nous l’avions su tout de suite. Joanne était peut-être un peu moins d’accord avec nous. Sa perception était moins cynique que la nôtre (mais on ne lui en voulait pas !). Nous aimions la ville telle qu’elle était, pas telle que certains escrocs assermentés s’acharnaient à l’embellir.
On n’allait pas passer la soirée à l’observer, la poivrote. Jeans, santiags, perfecto, un look de pétroleuse, on avait compris qu’elle ne s’était pas échappée du couvent. Evidemment, dix minutes après, nous crevions d’envie de retourner voir.
Elle n’était plus là.
On ne l’avait pas entendue. Nous nous regardâmes, Olivier et moi. Pas besoin de mots, on s’était muettement échangé la phrase : « Elle s’est fait embarquer par des mecs. »
- On aurait peut-être dû appeler les flics ou le samu. Bon, on va prendre la caisse et faire le tour du quartier, décida mon camarade.
Je le suivis dans l’escalier après avoir assuré à Joanne qu’on en aurait que pour quelques minutes. Elle nous regarda partir sans protester ; elle avait une sorte de douce chaleur dans le regard.
La 4L d’Olivier démarra. Nous nous engageâmes sur un boulevard, puis un autre, et encore un autre, nous fîmes le chemin en sens inverse, traversâmes des rues perpendiculaires, des axes biseautés, des tronçons de nuit et des nappes de tungstène. Lampadaires, usines, commerces, bistrots du bout de l’univers, chiens errants, clodos, passants, phares, et la nuit à présent descendue sur terre, la nuit comme terme générique, hypéronyme du mystère humain que nous traversions. La ville, c’est la crasse. C’est de la merde, c’est la nuit de l’homme qui vit du temps après avoir vécu de l’espace et scandé le rythme, chanté les premiers poèmes, le troupeau sous sa gouverne et la joie devant les offrandes agréées. La ville, c’est le labeur des morts sept fois vengés, c’est le champ ensemencé, la dépendance au temps qui s’écoule et la compensation offerte par des réalisations spatiales, des orgueils qui s’étendent et des carcinomes industrieux dont les machines ne connaissent pas le repos, juste des changements de pièces. Mais c’est et ce sera toujours notre ville.
Nous ne revîmes jamais l’allongée.
De retour à la chambre, nous racontâmes notre patrouille improvisée, son échec. Je me demandais si Joanne n’allait pas nous prendre pour deux crétins. Non, ce soir-là, elle nous considéra bien davantage comme deux naïfs et beaux chevaliers du moyen âge. Je le sus d’Olivier, quelques jours après. Deux anachronismes sur pattes.
Nous retournâmes nous asseoir. La soirée s’étendait tranquillement, nous n’avions pas de cours le lendemain. Il restait de la bière. Elle était bien fraîche et nous la terminâmes, un suave album de Megadeth dans les oreilles.
Re: L'allongée
Y a une suite?
J'ai relevé le petit clin d'oeil ( enfin j'ai interprété ça ainsi )
"La chambre d’Olivier donnait directement sur un boulevard. C’était le chant du macadam, l’encens d’octane, la crasse des murs, l’usure du béton, le son des véhicules et le témoignage du temps sur la brique"
Moi non plus j'aime pas la ville, je suis une campagnarde née!
Bien écrit en attendant.
Sylvie
J'ai relevé le petit clin d'oeil ( enfin j'ai interprété ça ainsi )
"La chambre d’Olivier donnait directement sur un boulevard. C’était le chant du macadam, l’encens d’octane, la crasse des murs, l’usure du béton, le son des véhicules et le témoignage du temps sur la brique"
Moi non plus j'aime pas la ville, je suis une campagnarde née!
Bien écrit en attendant.
Sylvie
Re: L'allongée
Bien écrit? Oui, à la rigueur. Pas de suite prévue, en revanche.
En fait, ce n'est pas que je n'aime pas la campagne, mais je ne pourrais pas y vivre. J'ai besoin du quadrillage urbain, des immeubles, de l'air pollué, j'ai besoin des embouteillages, des flaques de vomi et du verre brisé sur les trottoirs, etc.
En fait, ce n'est pas que je n'aime pas la campagne, mais je ne pourrais pas y vivre. J'ai besoin du quadrillage urbain, des immeubles, de l'air pollué, j'ai besoin des embouteillages, des flaques de vomi et du verre brisé sur les trottoirs, etc.
Re: L'allongée
Texte bien ficelé, et une plume alerte et fournie qu'on lirait sans déplaisir sur de longs trajets. Bon moment pour moi.
Z, what's next?
Z, what's next?
Zlatko- MacadAccro
- Messages : 1621
Date d'inscription : 30/08/2009
Age : 33
Localisation : Centre
Re: L'allongée
Agréable lecture. La narration fonctionne et les images viennent (un peu moins cela dit dans l'embardée lyrique sur la nuit à mon avis qui tranche avec la simplicité du récit). Mais j'ai passé un bon moment, et puis les efferalgan au pistolet à eau, je ne connaissais pas. Riche idée inutile. Le gagnant se fait-il mousser un peu ?
_________________
"Chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire." Cioran.
Re: L'allongée
Oui, ça se lit facilement.
Et c'est plutôt agréable : narration fluide, descriptions doucement teintées d'humour, situations amusantes de légèreté.
Bref un texte qui mérite qu'on s'y arrête, même si les deux glandus devraient mettre parfois un peu d'alcool fort dans leur bibine et oser faire leurs concours de tir avec leur bite plutôt qu'avec un pistolet à eau. C'est vrai que ce serait plus grave pour la moquette, mais ce serait de leur âge et du niveau de leurs préoccupations.
Ceci dit, moi aussi j'aime la ville.
Nilo, bas quartiers.
Et c'est plutôt agréable : narration fluide, descriptions doucement teintées d'humour, situations amusantes de légèreté.
Bref un texte qui mérite qu'on s'y arrête, même si les deux glandus devraient mettre parfois un peu d'alcool fort dans leur bibine et oser faire leurs concours de tir avec leur bite plutôt qu'avec un pistolet à eau. C'est vrai que ce serait plus grave pour la moquette, mais ce serait de leur âge et du niveau de leurs préoccupations.
Ceci dit, moi aussi j'aime la ville.
Nilo, bas quartiers.
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... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
Les villes ?
Ce serait trop sain de mettre les villes à la campagne. Mais à la campagne, il n'y a pas de Pharmacie pour les Epheralgan. Dommage pour la riche idée !
capodastre- MacadMalade
- Messages : 204
Date d'inscription : 18/11/2010
Re: L'allongée
J'ai fait le vœu de mettre mon aumône dans la sébile de tous les mendiants que je trouverai sous toutes les portes cochères qui mènent au Petit Etablissement de Crédit que je viens d'ouvrir au profit de ceux qu'en ont pas besoin. En particulier à la Huitième liste que j'vous ai filée.
Juste histoire de pas avoir bossé pour rien à les chercher pasque si j'compte que sur vous j'crains qu'y en ait qu'entendent pas le son de votre obole tombant dans leur coupelle.
Charité bien ordonnée...
Dédé.
Juste histoire de pas avoir bossé pour rien à les chercher pasque si j'compte que sur vous j'crains qu'y en ait qu'entendent pas le son de votre obole tombant dans leur coupelle.
Charité bien ordonnée...
Dédé.
_________________
Ciao les gonzesses, c'était Dédé.
Dédé- MacaDédé
- Messages : 1885
Date d'inscription : 04/09/2009
Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
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