Comme des miettes, fragment 13

Fragment 13

Quand je l'ai quitté début septembre, la fin venait.
Peut-être aurais-je pu reporter le départ malgré le travail où j'étais attendu.
Peut-être, mais j'ai fui ce visage émacié et livide après ces derniers mots:
« je ne t'en veux pas tu sais », sa main décharnée dans les miennes.
Que voulait-il dire puisque depuis longtemps nous étions en paix?
Sans doute : je ne t'en veux pas d'avoir pris un chemin différent de celui que j'espérais.
Il ruminerait donc sa déception et ma culpabilité jusqu'au dernier souffle...
En rentrant de Bordeaux pour rejoindre le Nord, nous avons décidé de prendre le bac entre Le Verdon et Royan. J'avais besoin de détours.
Dans l'ennui de la traversée l'embarcadère s'amenuisait et j'imaginai le point de non retour. Tournebride franchie, interdit le demi-tour.
Adieu l'enfance et le regain.
Au milieu du gué, de passager je devenais passeur quand la génération d'avant lâchait prise.
Et dans le courant, je sentais la barre tendue et le profil indécis de la rive à atteindre.
Nager, nager, aurais-je la force et pour aller où?
Dans son habit neuf de soleil, mon astre était d'hiver et bien pâle...
Lui les yeux et l'attention fixés sur le grand départ,
moi la gorge nouée de banalités,
nous n'avions pas pu tout nous dire.
Il s'est éteint juste avant l'automne et pendant cinq années j'ai tiré le boulet des non-dits: ces choses au goût acide et ulcérant,
un buisson épineux tenant le deuil en suspension.
Tel un brin de laine arraché, il tiraillait au moindre vent.
Je lui ai écrit.
Beaucoup et si peu en fin de compte.
Les reproches et la tendresse malgré tout, le mal de ses absences et de ses fixations rigides, les larmes creusant les ravines de ma mère, l'ingérence de son désir, la droiture et la fraternité gardées en héritage, les bons moments, le pardon et les adieux.
J'ai relu à voix haute, corrigé les excès, ajouté des détails,
puis brûlé les deux feuillets d'un feu libérateur observé jusqu'à l'extinction, en silence.
Qu'avait-il à faire d' important dans cette tour où il n'invitait personne
de ceux qui l'aimaient?
Qu'avait-il à remâcher d'ailleurs improbables?
Quelles épines retenaient ses bouts de laine et quels accrocs le tenaient taiseux?
Il est parti avec son balluchon de secrets,
excepté ceux-ci:
son rapport lu en cachette du fauchage de son officier, en mai 40,
par les balles allemandes poussant la débâcle vers la mer du Nord.
Ce drame précédant le long enfermement quelque part au-delà du Rhin.
Quelques notes techniques révélant une formation de métreur à Paris,
Le détail d'itinéraires routiers toujours notés méticuleusement,
Une gifle, une seule, m'a dit sa précaution de la brutalité,
Et le livret écorné des « dix commandements du bon chef », sa recherche du juste.
Allez retrouver la trame avec si peu!
Et je préfère l'ombre au soleil, la boue aux chemins secs,
le pire peut venir, je le sais toujours latent,
les guerres donnent longtemps le sens de la précarité et de l'essentiel
et les pieds dans les eaux rougies, son explication à la dignité muette.

Lui les yeux et l'attention fixés sur le grand départ,
moi la gorge nouée de banalités,
nous n'avions pas pu tout nous dire.

C'est trop souvent comme ça...
Cette histoire est aussi un peu la mienne. Seuls les chemins sont différents.
Bel écrit sur ces départs qui n'en finissent pas de nous accompagner.

Nilo, ramasse-miettes.

décidément, Gérard, tes miettes ressemblent aux miennes, bonnes ou mauvaises ...

"Il s'est éteint juste avant l'automne et pendant cinq années j'ai tiré le boulet des non-dits: ces choses au goût acide et ulcérant,
un buisson épineux tenant le deuil en suspension.
Tel un brin de laine arraché, il tiraillait au moindre vent.
Je lui ai écrit."

tu changes " juste avant l'automne " pour " le jour de Noël " et tes miettes deviennent les miennes, avec les " cinq années de deuil en suspension ..."
que de douloureux souvenirs dans ces miettes-là ...
juste une chose encore :
"« je ne t'en veux pas tu sais »", peut-être était-ce simplement qu'il comprenait que tu partes, que tu avais tes obligations de travail, entre autres ...
moi aussi, j'ai été obligée de partir ...et mon père m'a dit qu'il le fallait ...
Yzaé, bouleversée

Dans une des briques du Mur à Dédé j'ai trouvé ce 13ème fragment.
Je le remets en haut afin que de nouveaux lecteurs puisse le voir et se l'approprier.

Nilo, on ne sait jamais.