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Moteur dans la nuit
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Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
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Moteur dans la nuit
Le corps est immobile alors qu’il pourrait parfaitement remuer, la conscience est présente alors qu’elle pourrait se diluer.
La nuit est une gangue de cuir qui me serre bien, surtout au niveau des yeux que je tiens délibérément fermés, de crainte (ou plutôt par refus) de percevoir quelque part dans mon champ visuel ne serait-ce que la moindre phosphorescence. L’obscurité doit être totale. Tout doit être figé, des orteils à la tête.
Je pourrais bouger, changer de position, sentir une zone de drap plus fraîche sous ma peau, je pourrais bâiller, faire craquer une jointure quelque part sur ma carcasse ; je pourrais même me lever.
J’ignore tout de l’heure qu’il est mais cela non plus je ne veux pas le savoir. Que se passe-t-il au ras des hommes ? D’autres corps qui s’entrepénètrent dans des faubourgs de prostitution ou les liens du mariage ? Ou dans rien du tout, juste parce que les sacs d’humeurs sont pleins ? Des corps meurent-ils au milieu de ceux qui ne sont qu’endormis ? Des agonies invisibles foudroient-elles la nuit, quelque part ?
Des chats se promènent ou chassent-ils dans les rues et les jardins ?
Que te dire ?
Mon sens interne me convainc que dans ces petites heures il n’est nullement souhaitable de chercher une réponse à ces questions. Car la réponse vient d’elle-même.
Comme surgi de nulle part, voici que s’annonce le doux vrombissement de l’avion de nuit.
Monomoteur, bimoteur, Cessna, Piper Cub, je ne saurais préciser, et ces données objectives ne sont pas de mise. Voici l’instant qui me cloue à jamais dans la mélancolie. Je l’ai appris il y a longtemps, je suis un apatride, partout où j’irai il ne me sera plus possible de ne pas entendre ce chant mécanique qui sillonne l’espace d’un bord du monde à l’autre, au dessus de ma tête. Voici le rappel : les kilomètres, les climats, les fleuves et les buildings, les agendas et les destins n’y peuvent rien. Partout se fera entendre la calme plainte sonore d’un moteur tracée dans un lent et rectiligne decrescendo. Les précisions manquent : quelles peuvent bien être les motivations qui poussent un individu à prendre les commandes d’un petit avion de tourisme, sur les, je ne sais pas, deux ou trois heures du matin ? Il importe peu, en vérité, que ce soit pour se hâter vers la conclusion de quelque improbable ou légitime business, trafic de drogue, espionnage, simples contrats ou que sais-je encore. Je ne suis même pas certain qu’il y ait un pilote. Est-ce un avion fantôme, une Marie-Céleste retapée au goût du jour ?
Le curseur sonore dans le ciel et ma chair, son arc tendu, son cordeau traceur sur la rotondité terrestre, surtout par delà la simple petite agglomération où j’habite, et mes os figés dans un lit nu. Le moteur pleure doucement sur les toits de la ville, dans l’obscurité de ma chambre, dans les derniers retranchements derrière mes paupières je ne bouge pas mon corps, je ne bouge pas mon corps, je suis comme mort, je suis plaqué à l’horizontale par une existence dont aucun avion ne m’arrachera, en réalité je suis vivant, toujours vivant dans mon glorieux destin de fonctionnaire surgelé, des stages de formation plein la tête et de l’écocitoyenneté en-veux-tu-en-voilà .
Trois heures du matin, mettons. C’est incroyable, et pourtant un mec (mais peut-être s’agit-il d’une femme) est aux commandes d’un avion alors que c’est la nuit, que rien n’est beau dehors parce qu’il fait froid, que l’atmosphère est humide et qu’on devrait tous avoir envie de dormir paisiblement (mais moi, cela fait déjà longtemps que je ne peux plus vraiment dormir). Il a fallu établir un plan de vol, vérifier l’état de l’appareil, il a peut-être été nécessaire de s’occuper de paperasses afin de le louer. Obligé qu’il y ait aussi une liaison radio avec une tour de contrôle ou une autre. Des aérodromes dans la nuit. Des gens qui ne dorment pas, parce qu’ils ne doivent pas le faire. Et dans mon lit, moi qui n’ai plus rien à faire, moi qui ne lutte même pas contre des fourmis dans les membres ni même une lancinante envie de pisser. Je suis comme mort.
La nuit est universelle et nul ici ne peut se targuer d’établir sa topographie ; quant au jour, ce n’est qu’illusion. Même des feux de position, à quelques centaines de mètres d’altitude, sont factices. L’avion n’a pas de pilote, j’en suis convaincu. Tous les cadrans du cockpit sont éteints. L’appareil ne vient pas d’un lieu humainement répertorié, sa destination n’est pas connue de nous. Mais sa triste mélodie m’invite. Cela fait des années qu’il vient doucement sillonner mon espace, bruire à intervalles plus ou moins réguliers, comme une discrète mais insistante sommation à un départ pour je ne sais quel évanouissement. Je peux aussi l’entendre dans ce que nous considérons comme la vie éveillée. Alors il ne me semble peut-être pas aussi convaincant, pas aussi attirant, à moins que ce soit l’illusion de ma consistance diurne qui me tienne éloigné de ce qu’il m’offre. Je dois fournir un effort pour tomber le masque du jour et reprendre, au milieu d’innombrables et crétins stimuli, ma vision nocturne. Je ne veux pas ignorer cette plainte aérienne, je ne l’ai jamais négligée, même lorsque je l’ai entendue pour la première fois, à quatre ans. Elle ne pouvait pas ne pas s’imposer, elle a été faite pour moi. Cette nuit-là j’ai su, à ma manière (considérant mon très jeune âge à l’époque), que ce son allait me hanter toute ma vie.
J’entends malgré tout le moteur qui s’éloigne comme une chance inespérée qui m’échapperait, comme un amour auquel j’aurais dit non par stupidité, méchanceté ou ignorance. Ma respiration est calme comme l’est mon chagrin. Si je venais à mourir maintenant, on ne s’en apercevrait pas tout de suite, loin de là. J’ai l’habitude de laisser les volets fermés et d’une manière générale je ne fais pas de bruit. Il n’y aurait plus qu’à laisser les choses se décomposer tranquillement tandis que je suivrais l’avion. Qui sait si je ne deviendrais pas celui-ci ? Deviendrais-je, en fait d’amour, l’aéroplane mythologique des morts ? la charrette volante des yes people tombés pour l’Occident de toutes les hubris ? Dans la nuit européenne, dans mon bout de nuit provinciale, je continue de respirer, le cœur bat lentement, les yeux demeurent secs. L’avion pleure à ma place.
Je ne le perçois plus, il est loin, sombré dans des basses désormais inaudibles. Il me faut bien cinq minutes pour que j’accepte de me lever (je vais quand même aller pisser). J’allume et me prends la pièce dans la gueule comme un déni d’intelligence et de délicatesse : il y a du désordre partout, à l’image de ma vie. Assis sur le chiotte je me frotte les yeux avec lassitude. J’ai la bouche desséchée. J’ai envie de manger un yaourt.
Je ne bois ni ne mange, je retourne me coucher. Je me mets sur le côté droit et il n’y a plus grand chose à dire. Dans quelques heures je n’irai pas m’asseoir dans la carlingue de la nuit, je ne prendrai qu’un train régional pour me rendre au travail.
Je me rendors.
La nuit est une gangue de cuir qui me serre bien, surtout au niveau des yeux que je tiens délibérément fermés, de crainte (ou plutôt par refus) de percevoir quelque part dans mon champ visuel ne serait-ce que la moindre phosphorescence. L’obscurité doit être totale. Tout doit être figé, des orteils à la tête.
Je pourrais bouger, changer de position, sentir une zone de drap plus fraîche sous ma peau, je pourrais bâiller, faire craquer une jointure quelque part sur ma carcasse ; je pourrais même me lever.
J’ignore tout de l’heure qu’il est mais cela non plus je ne veux pas le savoir. Que se passe-t-il au ras des hommes ? D’autres corps qui s’entrepénètrent dans des faubourgs de prostitution ou les liens du mariage ? Ou dans rien du tout, juste parce que les sacs d’humeurs sont pleins ? Des corps meurent-ils au milieu de ceux qui ne sont qu’endormis ? Des agonies invisibles foudroient-elles la nuit, quelque part ?
Des chats se promènent ou chassent-ils dans les rues et les jardins ?
Que te dire ?
Mon sens interne me convainc que dans ces petites heures il n’est nullement souhaitable de chercher une réponse à ces questions. Car la réponse vient d’elle-même.
Comme surgi de nulle part, voici que s’annonce le doux vrombissement de l’avion de nuit.
Monomoteur, bimoteur, Cessna, Piper Cub, je ne saurais préciser, et ces données objectives ne sont pas de mise. Voici l’instant qui me cloue à jamais dans la mélancolie. Je l’ai appris il y a longtemps, je suis un apatride, partout où j’irai il ne me sera plus possible de ne pas entendre ce chant mécanique qui sillonne l’espace d’un bord du monde à l’autre, au dessus de ma tête. Voici le rappel : les kilomètres, les climats, les fleuves et les buildings, les agendas et les destins n’y peuvent rien. Partout se fera entendre la calme plainte sonore d’un moteur tracée dans un lent et rectiligne decrescendo. Les précisions manquent : quelles peuvent bien être les motivations qui poussent un individu à prendre les commandes d’un petit avion de tourisme, sur les, je ne sais pas, deux ou trois heures du matin ? Il importe peu, en vérité, que ce soit pour se hâter vers la conclusion de quelque improbable ou légitime business, trafic de drogue, espionnage, simples contrats ou que sais-je encore. Je ne suis même pas certain qu’il y ait un pilote. Est-ce un avion fantôme, une Marie-Céleste retapée au goût du jour ?
Le curseur sonore dans le ciel et ma chair, son arc tendu, son cordeau traceur sur la rotondité terrestre, surtout par delà la simple petite agglomération où j’habite, et mes os figés dans un lit nu. Le moteur pleure doucement sur les toits de la ville, dans l’obscurité de ma chambre, dans les derniers retranchements derrière mes paupières je ne bouge pas mon corps, je ne bouge pas mon corps, je suis comme mort, je suis plaqué à l’horizontale par une existence dont aucun avion ne m’arrachera, en réalité je suis vivant, toujours vivant dans mon glorieux destin de fonctionnaire surgelé, des stages de formation plein la tête et de l’écocitoyenneté en-veux-tu-en-voilà .
Trois heures du matin, mettons. C’est incroyable, et pourtant un mec (mais peut-être s’agit-il d’une femme) est aux commandes d’un avion alors que c’est la nuit, que rien n’est beau dehors parce qu’il fait froid, que l’atmosphère est humide et qu’on devrait tous avoir envie de dormir paisiblement (mais moi, cela fait déjà longtemps que je ne peux plus vraiment dormir). Il a fallu établir un plan de vol, vérifier l’état de l’appareil, il a peut-être été nécessaire de s’occuper de paperasses afin de le louer. Obligé qu’il y ait aussi une liaison radio avec une tour de contrôle ou une autre. Des aérodromes dans la nuit. Des gens qui ne dorment pas, parce qu’ils ne doivent pas le faire. Et dans mon lit, moi qui n’ai plus rien à faire, moi qui ne lutte même pas contre des fourmis dans les membres ni même une lancinante envie de pisser. Je suis comme mort.
La nuit est universelle et nul ici ne peut se targuer d’établir sa topographie ; quant au jour, ce n’est qu’illusion. Même des feux de position, à quelques centaines de mètres d’altitude, sont factices. L’avion n’a pas de pilote, j’en suis convaincu. Tous les cadrans du cockpit sont éteints. L’appareil ne vient pas d’un lieu humainement répertorié, sa destination n’est pas connue de nous. Mais sa triste mélodie m’invite. Cela fait des années qu’il vient doucement sillonner mon espace, bruire à intervalles plus ou moins réguliers, comme une discrète mais insistante sommation à un départ pour je ne sais quel évanouissement. Je peux aussi l’entendre dans ce que nous considérons comme la vie éveillée. Alors il ne me semble peut-être pas aussi convaincant, pas aussi attirant, à moins que ce soit l’illusion de ma consistance diurne qui me tienne éloigné de ce qu’il m’offre. Je dois fournir un effort pour tomber le masque du jour et reprendre, au milieu d’innombrables et crétins stimuli, ma vision nocturne. Je ne veux pas ignorer cette plainte aérienne, je ne l’ai jamais négligée, même lorsque je l’ai entendue pour la première fois, à quatre ans. Elle ne pouvait pas ne pas s’imposer, elle a été faite pour moi. Cette nuit-là j’ai su, à ma manière (considérant mon très jeune âge à l’époque), que ce son allait me hanter toute ma vie.
J’entends malgré tout le moteur qui s’éloigne comme une chance inespérée qui m’échapperait, comme un amour auquel j’aurais dit non par stupidité, méchanceté ou ignorance. Ma respiration est calme comme l’est mon chagrin. Si je venais à mourir maintenant, on ne s’en apercevrait pas tout de suite, loin de là. J’ai l’habitude de laisser les volets fermés et d’une manière générale je ne fais pas de bruit. Il n’y aurait plus qu’à laisser les choses se décomposer tranquillement tandis que je suivrais l’avion. Qui sait si je ne deviendrais pas celui-ci ? Deviendrais-je, en fait d’amour, l’aéroplane mythologique des morts ? la charrette volante des yes people tombés pour l’Occident de toutes les hubris ? Dans la nuit européenne, dans mon bout de nuit provinciale, je continue de respirer, le cœur bat lentement, les yeux demeurent secs. L’avion pleure à ma place.
Je ne le perçois plus, il est loin, sombré dans des basses désormais inaudibles. Il me faut bien cinq minutes pour que j’accepte de me lever (je vais quand même aller pisser). J’allume et me prends la pièce dans la gueule comme un déni d’intelligence et de délicatesse : il y a du désordre partout, à l’image de ma vie. Assis sur le chiotte je me frotte les yeux avec lassitude. J’ai la bouche desséchée. J’ai envie de manger un yaourt.
Je ne bois ni ne mange, je retourne me coucher. Je me mets sur le côté droit et il n’y a plus grand chose à dire. Dans quelques heures je n’irai pas m’asseoir dans la carlingue de la nuit, je ne prendrai qu’un train régional pour me rendre au travail.
Je me rendors.
Dernière édition par Paul Sunderland le Mer 8 Sep - 17:28, édité 1 fois
Re: Moteur dans la nuit
Alors deux choses :
1/ Tu devrais lire La MacadAttitude
2/ Il est inutile de mentionner en bas de tes textes où ils ont déjà été publiés. Si tu veux te faire un peu de pub légitime le MacadAnnuaire est fait pour ça. Rien ne t'empêche d'y mettre un lien vers ton site ou blog si tu en as un, ou vers un site ami. Ne te prive pas.
Nilo, je lirai plus tard.
1/ Tu devrais lire La MacadAttitude
2/ Il est inutile de mentionner en bas de tes textes où ils ont déjà été publiés. Si tu veux te faire un peu de pub légitime le MacadAnnuaire est fait pour ça. Rien ne t'empêche d'y mettre un lien vers ton site ou blog si tu en as un, ou vers un site ami. Ne te prive pas.
Nilo, je lirai plus tard.
Dernière édition par Nilo le Jeu 9 Sep - 16:01, édité 1 fois
_________________
... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
Re: Moteur dans la nuit
J'ai déjà dit ce que je pensais de ce fort bon texte sur un autre site.
Ratoune- MacadAccro
- Messages : 1891
Date d'inscription : 01/09/2009
Re: Moteur dans la nuit
J'ai vraiment apprécié cette lecture pour plusieurs raisons:
La qualité de l'ecriture certainement mais aussi cette froideur presque cynique du récit qui finalement, paradoxalement en dit long sur tous les aspects émotionnels de ce qui est dit.
Tout cela tient en haleine, et rien ne se perd...
La qualité de l'ecriture certainement mais aussi cette froideur presque cynique du récit qui finalement, paradoxalement en dit long sur tous les aspects émotionnels de ce qui est dit.
Tout cela tient en haleine, et rien ne se perd...
_________________
LaLou
Re: Moteur dans la nuit
Chose promise...
Clinique !
Et bien écrit. On ne s'ennuie pas, ce qui est une sorte de prouesse quand on songe que tu ne raconte que le vide et la vacuité de la condition du narrateur.
Nilo, putain d'avion.
Clinique !
Et bien écrit. On ne s'ennuie pas, ce qui est une sorte de prouesse quand on songe que tu ne raconte que le vide et la vacuité de la condition du narrateur.
Nilo, putain d'avion.
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... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
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