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La porcelaine blanche
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La porcelaine blanche
La porcelaine blanche
À une certaine époque pas trop lointaine où on n’avait pas d’argent en banque, sur un compte privé, on devait vraiment ressentir un malaise ou un sentiment de pauvreté (ce qui l’égale bien) lorsque le dernier billet du portefeuilles avait filé au marcher de prunes du Lundi. Trois prunes ! Toute une semaine à tenir, mon dieu ! avec trois prunes... Mais on aurait tout aussi bien pu être le mardi, le mercredi ou le vendredi... car le temps ne comptait plus. L’échelle descendante serait bientôt tombée, cassée, sans barreaux et sans nul but à atteindre.
Avec un compte en banque, on pouvait toujours supposer que l’argent serait là ; on pouvait toujours s’endetter - cela au nom du “Secours Social” ou de “l’Assistance Populaire”. Mais non, ça n’existait pas. Alors, on était pauvre et démuni dès l’instant où on avait brûlé le dernier billet. Il y avait là, dans cette réalité d’hier, quelque chose de noble ; on ne pensait pas à être malhonnête parce qu’il n’y avait pas moyen... autre moyen que de descendre un échelon de l’échelle sociale pour se retrouver plus bas, plus nu, mais pas moins humain.
Bien sûr, il y avait les voleurs, les truands. Je crois que ça a toujours existé et que ça existera toujours. Mais notre petite dame, victime du devoir familial, n’aurait jamais songé à pouvoir basculer dans le clan adverse et maudit, même si cela eût été possible - elle avait encore toute sa tête - mais elle n’en n’était pas capable, tout simplement. Il fallait être un homme pour ça, au moins un homme, qu’elle pensait - Dieu merci! Elle préférait rester digne, honnête citoyenne, même si elle était sur la voie de l’exclusion ; pas d’obstination donc, mais de la fatalité, comme elle appelait ça << la fatalité >>. Cette fatalité même qui l’avait touchée il y a sept ans quand son époux (qui travaillait encore) l’avait quitté pour une autre... tombe. Elle se sentait un peu responsable de ce départ. Il reposait au petit cimetière bordé des murs en pierre de sa propriété - “mon voisin est un cimetière, mes voisins sont des morts...”
Son destin était simple et impossible à briser, parce que la vie ne lui avait pas souri.
Elle avait bien eu un enfant, un fils, mais celui-ci était mort avant d’avoir fait ses preuves et avant qu’elle ait pu en être fière, à la guerre. Dans une tranchée. Pourquoi ? Est-ce un crime d’être une femme simple de village ? Pourquoi n’ai-je pas eu de chance... Pourquoi cette fatalité s’acharnait-elle sur moi depuis, depuis toujours ?
C’est ainsi qu’elle s’enfonçait, se laissait glisser dans un tunnel noir mais sec, sans vie, sans lumière, pour sombrer à son tour dans le sommeil ; sa nuit serait morte comme sa vie, silencieuse et solitaire à souhait.
Au matin, elle reprenait le dessus, La Vie - pas elle mais La Vie - mais pas très longtemps. Pas pour très longtemps. - “J’espère ! ça ne peux pas continuer comme ça, il faut se reprendre ou...” C’était le petit matin et elle prenait une bonne petite résolution - “La première personne qui viendra, il faudra lui expliquer le malaise, tout lui dire - Au diable l’avarice puisque je n’ai plus rien ! Au diable la fatalité - Même si c’est le facteur. Mais le facteur, non, ça ne sera pas possible. Il travaille lui, a sa tournée à faire. Et il ne passe plus depuis longtemps, en outre - plus d’argent, plus de mari, plus d’enfant, plus de vie ; elle comprenait trop bien pourquoi on l’avait oubliée. Même le facteur.
Pourtant, elle n’était pas vieille, le facteur l’aurait même trouvée attirante. Mais c’était les boîtes aux lettres qui l’attiraient, lui. Et après sa tournée, il était bien libre, mais elle était le cadet de ses soucis. Pas de facteur du tout. Est-il beau au moins ? Derrière son casque et ses sacoches... Elle ne pouvait pas savoir, répondre à cette question parce que... Un fantôme : c’est un fantôme, c’est ça. Voyons autrement, ailleurs.
Il était maintenant huit heures, le jour était bien levé, gris mais doux, heureusement ! Elle avait cueilli la dernière tomate du potager, et encore elle était verte et tellement petite ! Elle en avait même oublié de mettre du sel : je me néglige, je néglige tout ! Malgré tout, elle savait très bien où elle en était : accaparer la première personne qui se présenterait.
Mais était-elle handicapée ? Ne pouvait-elle pas sortir, aller plus loin que son potager, vers la ville, la rue (car de l’autre côté c’était le cimetière, le néant. Non, elle refusait de sortir.
C’était peut-être suicidaire mais elle s’en foutait complètement. Elle voulait attendre, nourrir l’espoir... mais était-elle en état de voir venir ; était-ce raisonnable ? Non. Certes non. Elle en était arrivée au point de vouloir défier la fatalité, le destin. Et dans ce cas précis, il fallait s’interdire d’agir, d’aller vers, même si c’était peut-être plus simple, ça n’aurait pas été juste, encore une fois.
Elle devait attendre, voir si la vie lui sourirait, et là elle prendrait sa chance ; se poserait en victime et dirait tout. Tout.
Une heure passa comme ça, sur le tas, ni rapidement ni lentement, une heure comme une heure, sans plus.
Il était encore assez tôt pour voir beaucoup de monde, et le temps était gris-doux, doux-gris tout gris..., trop gris et trop doux pour vouloir s’arrêter en chemin, ou prévoir de faire “une visite”, une visite éclair. Le médecin. Cette idée lui était venue aussi vite qu’elle était repartie. D’abord elle était pas malade (seulement souffrante) et d’autre part elle aurait dû sortir, prendre son vélo, donner un coup de pompe aux vieux pneus... non. Elle se dit alors qu’un bon médecin honnête aurait pu passer la voir, seulement pour voir si tout allait bien. Mais elle savait qu’il ne viendrait pas la voir - du moins pas aujourd’hui. Alors elle oublia cette pensée et, la tête droite, se remis à guetter une âme par le carreau cassé de la cuisine.
Le portail. La sonnette : et si elle n’entendait pas la sonnette ; si elle était ailleurs quand... Elle resterait plantée devant son carreau comme une statue, ou un épouvantail ; elle avait bien dû se peigner au saut du lit mais elle avait l’impression d’avoir les cheveux tout ébouriffés sur la tête - comme un épouvantail. Elle y porta la main, doucement, et tapota cette mousse blanche et légère, en s’écartant du carreau cassé pour se regarder dans un autre : “on dirait un Greuze ! ” et cela la rassura quelque peu.
Elle semblait tout à fait normale, mais au fond d’elle si triste... Trop normale. Elle se dit que personne ne viendrait la voir aussi longtemps qu’elle serait là, visible et inutile, alors elle bougea.
Elle s’approcha de l’évier et remplit la bouilloire. Elle voulait apparemment oublier ce qu’elle faisait, le rôle qu’elle jouait, parce que la vie lui avait appris qu’il ne fallait pas être trop consciente en certaines circonstances. Se distraire pour oublier... son calvaire. Mais pas trop quand même pour ne pas perdre le fil... car elle ne voulait pas qu’on crut qu’elle jouait la comédie. Était-ce un crime de boire du thé à 9 H 15 du matin ? Celui qui penserait ça ne pourrait sûrement jamais l’aider. Jamais.
Il était 9 H 30 et elle avait bu son thé. Du moins la tasse était vide, et elle dû la renifler pour s’en convaincre. “Je deviens vieille, c’est affreux !” Le répit n’aura pas duré longtemps ; le temps d’un bon thé chaud au jasmin - “Si je recommençais et si j’en buvais un autre... ? J’en ai pas envie. C’est une vraie drogue qu’il te faudrait ma vieille, pure et dure, fatale...” Elle sursauta. Quoi ? Qui est...
- Ta gueule grand-mère ! Quoi ? Qu’est-ce...
- Et elle est sourde en plus ! LA FERME !
Elle sursauta encore et laissa échapper la tasse qui se brisa en deux sur le vieux carrelage à étoiles.
- Tu sais pourquoi les arbres sont beaux dans les villes ? demanda le mal autru. Il ne lui laissa pas le temps : c’est parce qu’ils sont toujours éclairés, même la nuit.
- Mais c’est artificiel, dit-elle, c’est pas naturel.
- Eh moi ! Est-ce que j’suis naturel ? Il avait presque crié.
- Si tu veux mon blé, dit-elle sans craintes, tu tombes mal. Je n’en ai plus... Elle ne continua pas, sachant que c’était vain de le convaincre. Pure perte de temps. Mais quelque chose la troublait. Le portail : comment avait-il pu entrer puisque... Elle le regarda de pied en cape, et ce qu’elle vit lui apporta la réponse : un grand gaillard, jeune et athlétique... il n’avait pas une tête à se laisser arrêter par un vulgaire portail. Cela l’énerva.
- Et voyez-vous ça ! Combien ça m’a coûté de le faire poser, les yeux de la tête ! Le petit employé à mi-temps de la Poste avait prétendu que c’était << pour sa sécurité >> et qu’elle était << obligée d’accepter >>. Obligée de payer pour sa sécurité - pour faire jouer les assurances en cas de vol - autant dire que c’était pour des prunes ! Elle n’avait pas vu le portail bouger et elle réalisa un peu tard que sa taille et son aspect neuf laissait à penser qu’elle avait des choses à protéger. Des choses de valeur. Des choses à voler. Elle dit : “ Si vous voulez, vous pouvez prendre les meubles et la vaisselle, tout. Même les tapis d’Orient bigarré du salon. Mais, par pitié, laissez-moi la vie. Laissez-moi vivre...”
Elle était calme, mais elle changea de ton quand elle entendit de la casse au salon : “ C’est du Gien ! Vous êtes fou ! En le revendant aux puces ou aux camelots, vous pourriez vous faire une petite fortune ! ARRÊTEZ !” Elle hurlait maintenant.
- Écoutez, ma p’tite dame, c’est pas avec des tasses ébréchées et des soupières d’une tonne que je vais m’offrir ce que je veux, vous comprenez ? Je ne suis pas un revendeur, moi, je ne suis pas intéressé, ni collectionneur, encore moins...
- Vous êtes... Vous êtes...
- Quoi ? (silence)
<< J’ai dit quoi ? Qu’est-ce que vous en savez ce que je suis, vous ? Qu’est-ce que vous connaissez de ma vie ?
- Rien, rien...
- Hein ? Hurla-t-il, et il lâcha la soupière pour se faire mieux entendre.
- Je ne sais pas, je ne sais plus...
- Eh bien je vais vous le dire.
- Non. Ne vous donnez pas cette peine. Vous perdez votre temps précieux. Ne le gaspillez pas. Ne gaspillez rien. Je m’en fous de ce que vous êtes ; je sais déjà que vous êtes cam...”
L’intrus s’était arrêté de casser - de casser les pieds des morts et des meubles et les anses des tasses, les soupières, mais il n’était pas calmé, au contraire.
- Écoutez, dit la petite dame ; si j’avais eu de l’argent, je vous l’aurais donné depuis longtemps, car je tenais beaucoup à cette vaisselle. Je la tenais de l’héritage de mon mari avant qu’il ne parte lui aussi...
- Je m’en fous ! La ferme. Taisez-vous !
Il ne tutoyait plus, il vouvoyait. Qu’est-ce que ça signifie ?
- Je ne porterai pas plainte, je vous le jure, partez tout de suite et je ne dirai rien à personne. D’ailleurs... D’ailleurs je ne connais personne. Vous voyez, au fond du jardin, ce que c’est : c’est un cimetière. C’est la seule vue que j’ai et... Je ne sors plus.
L’idiot semblait écouter.
- ... Mais, reprit-elle, vous m’avez ouvert les yeux. Mais c’est trop tard...
- Sur quoi ? Comment...
- J’avais brûlé mon dernier billet hier au marché et je me demandais comment j’allais faire ? Eh bien, maintenant, je n’ai plus rien. Cette vaisselle...
Tous deux baissèrent la tête et leur regard balaya les morceaux de la porcelaine de Gien, blanche. Plus rien ne bougeait dans la pièce, ni ailleurs. Plus rien ne bougerait jamais pour eux, pour personne. Le temps s’était arrêté.
Dam.
À une certaine époque pas trop lointaine où on n’avait pas d’argent en banque, sur un compte privé, on devait vraiment ressentir un malaise ou un sentiment de pauvreté (ce qui l’égale bien) lorsque le dernier billet du portefeuilles avait filé au marcher de prunes du Lundi. Trois prunes ! Toute une semaine à tenir, mon dieu ! avec trois prunes... Mais on aurait tout aussi bien pu être le mardi, le mercredi ou le vendredi... car le temps ne comptait plus. L’échelle descendante serait bientôt tombée, cassée, sans barreaux et sans nul but à atteindre.
Avec un compte en banque, on pouvait toujours supposer que l’argent serait là ; on pouvait toujours s’endetter - cela au nom du “Secours Social” ou de “l’Assistance Populaire”. Mais non, ça n’existait pas. Alors, on était pauvre et démuni dès l’instant où on avait brûlé le dernier billet. Il y avait là, dans cette réalité d’hier, quelque chose de noble ; on ne pensait pas à être malhonnête parce qu’il n’y avait pas moyen... autre moyen que de descendre un échelon de l’échelle sociale pour se retrouver plus bas, plus nu, mais pas moins humain.
Bien sûr, il y avait les voleurs, les truands. Je crois que ça a toujours existé et que ça existera toujours. Mais notre petite dame, victime du devoir familial, n’aurait jamais songé à pouvoir basculer dans le clan adverse et maudit, même si cela eût été possible - elle avait encore toute sa tête - mais elle n’en n’était pas capable, tout simplement. Il fallait être un homme pour ça, au moins un homme, qu’elle pensait - Dieu merci! Elle préférait rester digne, honnête citoyenne, même si elle était sur la voie de l’exclusion ; pas d’obstination donc, mais de la fatalité, comme elle appelait ça << la fatalité >>. Cette fatalité même qui l’avait touchée il y a sept ans quand son époux (qui travaillait encore) l’avait quitté pour une autre... tombe. Elle se sentait un peu responsable de ce départ. Il reposait au petit cimetière bordé des murs en pierre de sa propriété - “mon voisin est un cimetière, mes voisins sont des morts...”
Son destin était simple et impossible à briser, parce que la vie ne lui avait pas souri.
Elle avait bien eu un enfant, un fils, mais celui-ci était mort avant d’avoir fait ses preuves et avant qu’elle ait pu en être fière, à la guerre. Dans une tranchée. Pourquoi ? Est-ce un crime d’être une femme simple de village ? Pourquoi n’ai-je pas eu de chance... Pourquoi cette fatalité s’acharnait-elle sur moi depuis, depuis toujours ?
C’est ainsi qu’elle s’enfonçait, se laissait glisser dans un tunnel noir mais sec, sans vie, sans lumière, pour sombrer à son tour dans le sommeil ; sa nuit serait morte comme sa vie, silencieuse et solitaire à souhait.
Au matin, elle reprenait le dessus, La Vie - pas elle mais La Vie - mais pas très longtemps. Pas pour très longtemps. - “J’espère ! ça ne peux pas continuer comme ça, il faut se reprendre ou...” C’était le petit matin et elle prenait une bonne petite résolution - “La première personne qui viendra, il faudra lui expliquer le malaise, tout lui dire - Au diable l’avarice puisque je n’ai plus rien ! Au diable la fatalité - Même si c’est le facteur. Mais le facteur, non, ça ne sera pas possible. Il travaille lui, a sa tournée à faire. Et il ne passe plus depuis longtemps, en outre - plus d’argent, plus de mari, plus d’enfant, plus de vie ; elle comprenait trop bien pourquoi on l’avait oubliée. Même le facteur.
Pourtant, elle n’était pas vieille, le facteur l’aurait même trouvée attirante. Mais c’était les boîtes aux lettres qui l’attiraient, lui. Et après sa tournée, il était bien libre, mais elle était le cadet de ses soucis. Pas de facteur du tout. Est-il beau au moins ? Derrière son casque et ses sacoches... Elle ne pouvait pas savoir, répondre à cette question parce que... Un fantôme : c’est un fantôme, c’est ça. Voyons autrement, ailleurs.
Il était maintenant huit heures, le jour était bien levé, gris mais doux, heureusement ! Elle avait cueilli la dernière tomate du potager, et encore elle était verte et tellement petite ! Elle en avait même oublié de mettre du sel : je me néglige, je néglige tout ! Malgré tout, elle savait très bien où elle en était : accaparer la première personne qui se présenterait.
Mais était-elle handicapée ? Ne pouvait-elle pas sortir, aller plus loin que son potager, vers la ville, la rue (car de l’autre côté c’était le cimetière, le néant. Non, elle refusait de sortir.
C’était peut-être suicidaire mais elle s’en foutait complètement. Elle voulait attendre, nourrir l’espoir... mais était-elle en état de voir venir ; était-ce raisonnable ? Non. Certes non. Elle en était arrivée au point de vouloir défier la fatalité, le destin. Et dans ce cas précis, il fallait s’interdire d’agir, d’aller vers, même si c’était peut-être plus simple, ça n’aurait pas été juste, encore une fois.
Elle devait attendre, voir si la vie lui sourirait, et là elle prendrait sa chance ; se poserait en victime et dirait tout. Tout.
Une heure passa comme ça, sur le tas, ni rapidement ni lentement, une heure comme une heure, sans plus.
Il était encore assez tôt pour voir beaucoup de monde, et le temps était gris-doux, doux-gris tout gris..., trop gris et trop doux pour vouloir s’arrêter en chemin, ou prévoir de faire “une visite”, une visite éclair. Le médecin. Cette idée lui était venue aussi vite qu’elle était repartie. D’abord elle était pas malade (seulement souffrante) et d’autre part elle aurait dû sortir, prendre son vélo, donner un coup de pompe aux vieux pneus... non. Elle se dit alors qu’un bon médecin honnête aurait pu passer la voir, seulement pour voir si tout allait bien. Mais elle savait qu’il ne viendrait pas la voir - du moins pas aujourd’hui. Alors elle oublia cette pensée et, la tête droite, se remis à guetter une âme par le carreau cassé de la cuisine.
Le portail. La sonnette : et si elle n’entendait pas la sonnette ; si elle était ailleurs quand... Elle resterait plantée devant son carreau comme une statue, ou un épouvantail ; elle avait bien dû se peigner au saut du lit mais elle avait l’impression d’avoir les cheveux tout ébouriffés sur la tête - comme un épouvantail. Elle y porta la main, doucement, et tapota cette mousse blanche et légère, en s’écartant du carreau cassé pour se regarder dans un autre : “on dirait un Greuze ! ” et cela la rassura quelque peu.
Elle semblait tout à fait normale, mais au fond d’elle si triste... Trop normale. Elle se dit que personne ne viendrait la voir aussi longtemps qu’elle serait là, visible et inutile, alors elle bougea.
Elle s’approcha de l’évier et remplit la bouilloire. Elle voulait apparemment oublier ce qu’elle faisait, le rôle qu’elle jouait, parce que la vie lui avait appris qu’il ne fallait pas être trop consciente en certaines circonstances. Se distraire pour oublier... son calvaire. Mais pas trop quand même pour ne pas perdre le fil... car elle ne voulait pas qu’on crut qu’elle jouait la comédie. Était-ce un crime de boire du thé à 9 H 15 du matin ? Celui qui penserait ça ne pourrait sûrement jamais l’aider. Jamais.
Il était 9 H 30 et elle avait bu son thé. Du moins la tasse était vide, et elle dû la renifler pour s’en convaincre. “Je deviens vieille, c’est affreux !” Le répit n’aura pas duré longtemps ; le temps d’un bon thé chaud au jasmin - “Si je recommençais et si j’en buvais un autre... ? J’en ai pas envie. C’est une vraie drogue qu’il te faudrait ma vieille, pure et dure, fatale...” Elle sursauta. Quoi ? Qui est...
- Ta gueule grand-mère ! Quoi ? Qu’est-ce...
- Et elle est sourde en plus ! LA FERME !
Elle sursauta encore et laissa échapper la tasse qui se brisa en deux sur le vieux carrelage à étoiles.
- Tu sais pourquoi les arbres sont beaux dans les villes ? demanda le mal autru. Il ne lui laissa pas le temps : c’est parce qu’ils sont toujours éclairés, même la nuit.
- Mais c’est artificiel, dit-elle, c’est pas naturel.
- Eh moi ! Est-ce que j’suis naturel ? Il avait presque crié.
- Si tu veux mon blé, dit-elle sans craintes, tu tombes mal. Je n’en ai plus... Elle ne continua pas, sachant que c’était vain de le convaincre. Pure perte de temps. Mais quelque chose la troublait. Le portail : comment avait-il pu entrer puisque... Elle le regarda de pied en cape, et ce qu’elle vit lui apporta la réponse : un grand gaillard, jeune et athlétique... il n’avait pas une tête à se laisser arrêter par un vulgaire portail. Cela l’énerva.
- Et voyez-vous ça ! Combien ça m’a coûté de le faire poser, les yeux de la tête ! Le petit employé à mi-temps de la Poste avait prétendu que c’était << pour sa sécurité >> et qu’elle était << obligée d’accepter >>. Obligée de payer pour sa sécurité - pour faire jouer les assurances en cas de vol - autant dire que c’était pour des prunes ! Elle n’avait pas vu le portail bouger et elle réalisa un peu tard que sa taille et son aspect neuf laissait à penser qu’elle avait des choses à protéger. Des choses de valeur. Des choses à voler. Elle dit : “ Si vous voulez, vous pouvez prendre les meubles et la vaisselle, tout. Même les tapis d’Orient bigarré du salon. Mais, par pitié, laissez-moi la vie. Laissez-moi vivre...”
Elle était calme, mais elle changea de ton quand elle entendit de la casse au salon : “ C’est du Gien ! Vous êtes fou ! En le revendant aux puces ou aux camelots, vous pourriez vous faire une petite fortune ! ARRÊTEZ !” Elle hurlait maintenant.
- Écoutez, ma p’tite dame, c’est pas avec des tasses ébréchées et des soupières d’une tonne que je vais m’offrir ce que je veux, vous comprenez ? Je ne suis pas un revendeur, moi, je ne suis pas intéressé, ni collectionneur, encore moins...
- Vous êtes... Vous êtes...
- Quoi ? (silence)
<< J’ai dit quoi ? Qu’est-ce que vous en savez ce que je suis, vous ? Qu’est-ce que vous connaissez de ma vie ?
- Rien, rien...
- Hein ? Hurla-t-il, et il lâcha la soupière pour se faire mieux entendre.
- Je ne sais pas, je ne sais plus...
- Eh bien je vais vous le dire.
- Non. Ne vous donnez pas cette peine. Vous perdez votre temps précieux. Ne le gaspillez pas. Ne gaspillez rien. Je m’en fous de ce que vous êtes ; je sais déjà que vous êtes cam...”
L’intrus s’était arrêté de casser - de casser les pieds des morts et des meubles et les anses des tasses, les soupières, mais il n’était pas calmé, au contraire.
- Écoutez, dit la petite dame ; si j’avais eu de l’argent, je vous l’aurais donné depuis longtemps, car je tenais beaucoup à cette vaisselle. Je la tenais de l’héritage de mon mari avant qu’il ne parte lui aussi...
- Je m’en fous ! La ferme. Taisez-vous !
Il ne tutoyait plus, il vouvoyait. Qu’est-ce que ça signifie ?
- Je ne porterai pas plainte, je vous le jure, partez tout de suite et je ne dirai rien à personne. D’ailleurs... D’ailleurs je ne connais personne. Vous voyez, au fond du jardin, ce que c’est : c’est un cimetière. C’est la seule vue que j’ai et... Je ne sors plus.
L’idiot semblait écouter.
- ... Mais, reprit-elle, vous m’avez ouvert les yeux. Mais c’est trop tard...
- Sur quoi ? Comment...
- J’avais brûlé mon dernier billet hier au marché et je me demandais comment j’allais faire ? Eh bien, maintenant, je n’ai plus rien. Cette vaisselle...
Tous deux baissèrent la tête et leur regard balaya les morceaux de la porcelaine de Gien, blanche. Plus rien ne bougeait dans la pièce, ni ailleurs. Plus rien ne bougerait jamais pour eux, pour personne. Le temps s’était arrêté.
Dam.
Dernière édition par Dam le Mer 16 Nov - 13:17, édité 1 fois (Raison : ^^)
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