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La chute.
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Ratoune
vivant
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Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
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La chute.
Je n’achète plus de livres en librairie. Maintenant, ce sont eux qui viennent à moi par le truchement de Josiane, une brave âme qui, par égard pour mon petit passé d’auteur, vient me fournir chaque semaine en nouveautés. Elle a toujours un goût très sûr, mais jamais elle n’a eu autant d’inspiration qu’aujourd’hui. J’accompagne son départ en souriant béatement, au risque de baver, de me fondre dans l’atmosphère délétère ambiante. Petits pas sur sol javellisé, soupirs et relents d’urine, raclements et crachats dans des mouchoirs brodés, rancœurs mâchouillées devant la télévision, coquetteries obsolètes, permanentes clairsemées, et surtout l’eau de Cologne sur les mains, dans les cous, sous les aisselles, comme si l’on pouvait tromper la mort avec. Tout au plus la travestissait-on un moment… J’avais nourri ce rêve d’être en permanence entouré de femmes. On me le servait avec toute l’ironie du monde, trop tard, froid, à ce point immangeable que j’en avais perdu mes dernières dents.
Elle, c’est tout autre chose : La nuque est gracile, le front volontaire et égayé de boucles brunes, le buste mis en valeur par un vêtement léger, et une voix chantante et douce, apaisante comme le ronronnement d’un chat. Elle sent l’eau jaillissante du torrent, le galet chauffé par le soleil, le génépi et la gentiane. Sa présence est un ricochet dans l’étendue croupie de ce mouroir. Je bénis Josiane de m’avoir apporté autre chose que des livres en la personne de cette jeune admiratrice. Je respire, me défroisse, et c’est pour cela que je souris avec tant de béatitude, de toutes mes dents refaites.
Derrière c’est Gisèle, la mauvaise. Une carne, un cuir décousu et taché ; un vieux sac au regard fixe et prédateur, planté dans des sillons fripés. Elle passe son temps à arpenter les allées et à distribuer ses remarques assassines. Elle n’épargne ni le personnel, ni ses congénères. On la hait en secret, on l’évite poliment, on feint d’ignorer ses attaques qui jaillissent comme des coulées de béton à prise rapide. Pis, la concurrence étant faible, j’ai le malheur de lui plaire et mon air est sans cesse vicié par son souffle. C’est aussi pour cela que je me fais rare dans les salles communes et que je traîne une réputation de solitaire. D’ordinaire, elle rabroue sans ménagement les imprudentes qui m’abordent, ajoutant une muraille supplétive à mon confinement volontaire. Mais là, elle s’abstient. C’est une jeunette, une étrangère de passage, un vol migrateur qui n’en vaut pas la peine. Gisèle est quand même là derrière, à tourner mécaniquement les pages d’un livre qu’elle ne regarde pas.
Je dois me concentrer un peu. Sa bouche entrouverte, les plissements naissants de son front attendent une réponse. Je dois agir avant que Lorinda ne se lasse. Je m’en voudrais de gâcher pareil tableau. Plutôt que de reconnaître ma distraction, je lui demande de préciser, de reformuler ses questions. Elle s’y soumet sans état d’âme et les plis disparaissent aussitôt. Je gagne un peu de temps en lui servant au passage une brochette de banalités. Je pourrais me fendre d’une réponse courte, mais cela ne lui conviendrait pas. J’ai envie de voir ce visage s’animer et vibrer au diapason de mes mots.
Comment en situer précisément l’origine ? Le film est long et teinté de sépia. Je me lance et j’évoque cette petite ville de l’Ain, aux limites du Jura. Je devais avoir sept ou huit ans. Avec quelques camarades, par un jour d’automne ensoleillé, nous avions décidé d’entasser les feuilles mortes dans un trou large et profond. Cela nous avait pris du temps pour le remplir à ras bord. Nous nous étions entendus sur l’action à mener sans en évoquer l’usage. Cela allait de soi. Peut-être répondions-nous alors à cette impérieuse loi qui veut que la nature ait horreur du vide. Mais, une fois la tâche accomplie, le but m’échappa, créant un vide bien plus grand que celui que nous avions comblé. J’avais toisé mes camarades, un à un, autour du trou, et les avais sentis tout aussi désœuvrés que moi. Je crois que c’est à cet instant précis que tout a commencé. Je me suis jeté à plat ventre dans le trou. D’abord happé par le vide puis amorti par le tapis de feuille, j’ai hurlé d’un bonheur communicatif qui eut pour effet de nous occuper, à tour de rôle, jusqu’au crépuscule. Je n’ai jamais oublié l’intensité de ce plaisir simple.
La mauvaise hausse les épaules. Le frottement du tissu rêche et criard sur sa peau reptilienne souille mes silences. Elle nous a déjà gratifiés de quelques longs soupirs. L’idée de continuer l’entretien dans ma chambre m’effleure puis s’évapore remplacée par une autre. Je réalise que je prends presque autant de plaisir à agacer Gisèle qu’à répondre à la naïade bouclée. Elle ne supporte pas que je me livre ainsi. Je vais sourire encore, et m’étendre en détail, pour satisfaire la belle et assouplir le cuir de la carne à grands coups de nerf de bœuf.
Un retour sur Francine, l’émoi de mes treize ans. Je nourrissais une véritable passion pour ses longs cheveux, si blonds qu’ils paraissaient blancs au premier soleil. C’était une silhouette chétive et pâle que je voulais embrasser, protéger jusqu’à mon dernier souffle. Il m’arrivait de couvrir mon oreiller de baisers et de m’étourdir en son creux, ivre d’amour. J’allais jusqu’à me rendre à la messe pour l’apercevoir, furtivement, au bras de ses parents. Envoûtant fantôme, elle n’avait, bien évidemment, aucune idée des perturbations sismiques qu’elle occasionnait. Et puis un jour, comme au bord du trou, j’ai senti le vide m’envahir et m’appeler. J’ai cessé de réfléchir pour me jeter dans l’escalier de l’église et dévaler en boule jusqu’aux pieds de Francine. Les yeux mi-clos, perclus de douleur, je me suis retrouvé dans les mots des autres. On s’interrogeait sur ma douleur, sur la proximité éventuelle d’un médecin. On débordait d’une compassion qui semblait ruisseler du bénitier voisin. Mon crâne avait rapidement cessé de vibrer. J’ai gardé le silence et expérimenté avec délice, les joies de l’attraction centripète. Le Père de Francine m’avait relevé par les aisselles. Je m’en étais voulu de n’avoir alors offert à sa fille que le spectacle de mes gémissements grimaçants. C’est au même endroit, une semaine plus tard, que j’ai tiré les bénéfices de ma chute : Francine s’était assise à côté de moi, avait frôlé mon bras au moment de la prière et la maison de Dieu avait subitement pris du sens. Les frôlements s’étaient affirmés au printemps et mai avait vu fleurir mon premier baiser. Je devais apprendre, bien plus tard, à la lecture d’une de ses biographies, que Dali avait utilisé le même moyen pour exister aux yeux de ses camarades. Lui aussi avait dévalé les marches de son école en boule. Je dois être une des rares personnes à comprendre cela. Mais à la différence du peintre, j’avais agi incognito et Francine ne sut jamais que j’avais chu sciemment.
Un air rêveur, les paumes sur les joues, la nymphe se dandine légèrement sur sa chaise. Ses yeux me fixent maintenant comme un objet d’étude fascinant. Gisèle a refermé son livre. Elle siffle entre ses dents serrées. Je me retourne pour la dévisager, vieille cocotte peroxydée, et lui oppose un sourire synthétique pour faire taire ses jets de vapeur.
Cette obsession ne s’est pas éteinte avec les années. La chute est venue, plus d’une fois, ponctuer mon destin par surprise. J’en connais même les signes avant-coureurs : ces étranges picotements qui fourmillent des mollets jusqu’aux cuisses, cette raideur dans la nuque et cet air froid surtout, anesthésiant, qui s’empare de ma boîte crânienne. J’évoque les bravades de vacances, les paris idiots faits en bordures de falaises que je gagnais toujours. Je décris la délicieuse sensation de se laisser emporter par une bosse, les bras le long du corps, l’attente du point de rupture et l’explosion finale dans la poudreuse. J’embellis un peu au passage en m’inventant un corps taillé pour l’aventure, mais je ne mens pas sur les surnoms que l’on me donnait. Le spectre était large, et passait de la folie au courage selon les individus qui me côtoyaient autrefois. Je recherche encore celui qui me qualifiait le mieux. Quand je revisite cette époque, je ne peux expliquer mon attitude autrement que par l’expression : C’était plus fort que moi. L’abandon absolu. La réflexion laissait place à la flexion. J’en étais le premier spectateur, comme expulsé de mon corps et c’est en somnambule que je fléchissais les jambes, tendais les bras en avant et me jetais dans le vide.
Nous fêtâmes mon vingt-neuvième anniversaire à l’hôpital. Je me rappelle avoir eu un mal incroyable à souffler les bougies. L’air passait sans peine au travers de mes dents brisées, mais ne parvenait pas à franchir l’anémone de mer qui me servait de lèvres. Un fou rire nous secoua tous, et j’y participai grandement malgré la douleur aiguë qui me vrillait le cerveau à chaque tressautement. Je revois avec bonheur leurs visages hilares ; tous unis par le mensonge au sujet de mon accident, pour ne pas inquiéter les membres de ma famille. Elle est rare et belle cette complicité. J’en suis encore ému et je sens que Lorinda est parfaitement en phase. Elle ne manifeste aucun ennui, aucune gêne. Son rire clair et court vient ponctuer mes phrases.
L’odeur de l’urine et de l’eau de Cologne me revient aux narines. Cette fois, Gisèle a réussi son coup, et m’a ramené en quelques mots au misérable hospice et à ses créatures erratiques. Elle a passé son humeur narquoise sur une pauvre vieille qui se mouvait hypothétiquement, au bon vouloir de ses béquilles. Elle l’a accusée de boire en cachette, et a supposé que le jour où Madeleine finirait par percuter le carrelage, il en sortirait du porto. Je viens de désarçonner la carne par mon intervention. Elle tente bien une issue humoristique, mais mon trait a percé sa carapace fétide. J’accompagne du regard, la déambulation malaisée de Madeleine. Elle reste muette et tremble comme si elle venait d’échapper à une mort certaine. Lorinda me dévisage, radieuse. Je deviens soudainement beau, et lui renvoie, triomphant, une rangée de dents synthétiques, avant de poursuivre.
Il s’ensuivit une période calme. C’est au cours de ma convalescence, que j’ai décidé d’écrire mes premiers textes courts. La plupart de mes amis n’y prêtaient pas attention, mais Elsa se démarqua du lot. J’ai commencé à l’envisager différemment, à m’attarder sur ses formes, à peupler mes rêveries de sa présence. J’ai senti mon cœur bondir et mon corps, désobéir, au point de retrouver l’ivresse de la chute. Très vite, ce fut pour elle que j’écrivis et nous connûmes des sommets ensemble, avant que l’érosion ne vienne les araser. Chaque fin de texte était ponctuée par une fête, une explosion de rires et de sens. Nous arpentions la ville en quête d’écho à notre propre bonheur ; il nous fallait du bruit, de la vie, des éclairages aveuglants. Nous avions une échelle à gravir, un séisme à magnifier et à répliquer jusqu’à épuisement…
Trente ans plus tard, Richter se manifesta une dernière fois. J’avais le nez écrasé contre la vitre pour apercevoir les derniers signes d’Elsa près du taxi, triste atome entouré de valises. Dès lors, la chimie cessa de fonctionner et ma vie prit une tournure de champagne éventé. J’ai continué l’écriture, machinalement, comme ces volailles fraîchement décapitées qui parcourent quelques mètres avant de choir définitivement. Puis, je suis tombé plus bas que jamais. Une chute vertigineuse et lente, dévastatrice, et mon regard allait plus bas encore vers l’obscurité insondable.
Lorinda a perdu son sourire, mais sa mine affectée m’enchante. Elle vibre si promptement à mon discours que j’ai le sentiment d’être son archet. Je commence à fatiguer, et me rends compte que j’ai perdu l’habitude de communiquer tout autant que d’appuyer sur le bouton « rewind ». Je me suis spécialisé dans la fuite en avant. Ma mémoire s’encombre quand il s’agit d’évoquer mes années noires. C’est une passoire qui ne laisse filtrer que les moments fluides, et je me débats avec des grumeaux insolites auxquels j’essaie de trouver une signification. Je survole mes longues années de déprime, à l’image d’un sprinter qui aurait eu la curieuse idée de battre des records dans les allées d’un cimetière. Puis j’en viens à mon ultime chute, en parapente, opportunité offerte par un ami qui voulait me voir vivre à nouveau. C’était une bonne idée et ça a fonctionné les premiers jours. Mais, très vite, lorsque j’ai eu l’autorisation d’effectuer ce qu’on appelle un grand saut, le vide s’est rappelé à moi et avec lui, l’impérieux besoin de choir. Comme en écriture, comme dans la vie, le couperet n’attendait pas. J’ai décroché mes attaches et j’ai crié un moment en tenant le parapente à bouts de bras. Puis l’ivresse est revenue, comme avant, mon corps s’est inondé de bonheur, entre ciel et terre. Je suis soudé à ce fauteuil roulant aujourd’hui, mais j’ai vécu mon obsession de la chute jusqu’à son terme et peu de gens peuvent s’enorgueillir de cela.
J’en termine pour reprendre les questions de la jolie nymphe à voix haute. Pourquoi n’avais-je écrit que des nouvelles ? et pourquoi avais-je soudainement cessé de le faire ? Elle devait maintenant avoir assez d’éléments pour comprendre. Elle sourit. Je comprends qu’elle va partir, descendre les grands escaliers blancs du perron en ondulant. J’inspire puissamment, pour capter une dernière fois son parfum. Ça y est, c’est l’heure. Elle se lève et continue de me dévisager poliment. Je bloque ma respiration, et m’oppose désespérément à la javel, l’urine et l’eau de Cologne. Gisèle s’est intercalée, obstruant mon champ de vision. Elle a cet air chafouin que tous craignent. Je m’attends à une pluie de sarcasmes, mais elle m’ignore et suit Lorinda à distance, presque jusqu’au portail pour revenir à grands pas, excitée et tordue par une mauvaise grimace.
— On peut dire que vous vous êtes mis dans une sacrée mouise à faire le joli cœur ! J’en ai appris une bien bonne figurez-vous ! Votre petite protégée vient de téléphoner à son patron. Lorinda, c’est attrayant, mais c’est un nom d’emprunt. Vous l’avez bien aidée à comprendre les circonstances de votre prétendu accident. La petite garce a tout enregistré et ça ne m’étonnerait pas que votre assureur vous demande bientôt de rendre des comptes. Un fichier, voilà ce que vous étiez pour elle, pauvre imbécile !
Méchante mégère campée dans son bon droit, les mains sur les hanches. Ça fait longtemps que je ne sens plus de fourmillements dans les jambes. Mais cette fois-ci, mes mains prennent le relais, se crispent, glaciales, sur les roues de mon fauteuil. Ma nuque est raide et un courant froid remonte par l’échine. Un geste bref, et le fauteuil dévale, droit sur la vieille peau, pour une dernière ivresse.
Gisèle est étendue en travers, l’arcade ouverte et le sang commence à descendre sagement les marches. On l’accuse, à tort, pour une fois. L’infirmière la délaisse pour se précipiter vers moi, la cigarette de sa pause, toujours entre les doigts. Ma dernière image.
— Il est mort.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Un truc bizarre, du genre « Je l’ai ratée n’est-ce pas ? » Peut-être voulait-il parler de sa chute ?
Gisèle, assise, hagarde et pantelante, est aussi pâle que les marches. Le sang qui continue de fuir son arcade renforce sa lividité. Elle bredouille.
— J’ai bien failli y passer aussi ! Je crois qu’il a fini par tomber de haut. Et c’est sans doute cela qui l’a tué…
Elle, c’est tout autre chose : La nuque est gracile, le front volontaire et égayé de boucles brunes, le buste mis en valeur par un vêtement léger, et une voix chantante et douce, apaisante comme le ronronnement d’un chat. Elle sent l’eau jaillissante du torrent, le galet chauffé par le soleil, le génépi et la gentiane. Sa présence est un ricochet dans l’étendue croupie de ce mouroir. Je bénis Josiane de m’avoir apporté autre chose que des livres en la personne de cette jeune admiratrice. Je respire, me défroisse, et c’est pour cela que je souris avec tant de béatitude, de toutes mes dents refaites.
Derrière c’est Gisèle, la mauvaise. Une carne, un cuir décousu et taché ; un vieux sac au regard fixe et prédateur, planté dans des sillons fripés. Elle passe son temps à arpenter les allées et à distribuer ses remarques assassines. Elle n’épargne ni le personnel, ni ses congénères. On la hait en secret, on l’évite poliment, on feint d’ignorer ses attaques qui jaillissent comme des coulées de béton à prise rapide. Pis, la concurrence étant faible, j’ai le malheur de lui plaire et mon air est sans cesse vicié par son souffle. C’est aussi pour cela que je me fais rare dans les salles communes et que je traîne une réputation de solitaire. D’ordinaire, elle rabroue sans ménagement les imprudentes qui m’abordent, ajoutant une muraille supplétive à mon confinement volontaire. Mais là, elle s’abstient. C’est une jeunette, une étrangère de passage, un vol migrateur qui n’en vaut pas la peine. Gisèle est quand même là derrière, à tourner mécaniquement les pages d’un livre qu’elle ne regarde pas.
Je dois me concentrer un peu. Sa bouche entrouverte, les plissements naissants de son front attendent une réponse. Je dois agir avant que Lorinda ne se lasse. Je m’en voudrais de gâcher pareil tableau. Plutôt que de reconnaître ma distraction, je lui demande de préciser, de reformuler ses questions. Elle s’y soumet sans état d’âme et les plis disparaissent aussitôt. Je gagne un peu de temps en lui servant au passage une brochette de banalités. Je pourrais me fendre d’une réponse courte, mais cela ne lui conviendrait pas. J’ai envie de voir ce visage s’animer et vibrer au diapason de mes mots.
Comment en situer précisément l’origine ? Le film est long et teinté de sépia. Je me lance et j’évoque cette petite ville de l’Ain, aux limites du Jura. Je devais avoir sept ou huit ans. Avec quelques camarades, par un jour d’automne ensoleillé, nous avions décidé d’entasser les feuilles mortes dans un trou large et profond. Cela nous avait pris du temps pour le remplir à ras bord. Nous nous étions entendus sur l’action à mener sans en évoquer l’usage. Cela allait de soi. Peut-être répondions-nous alors à cette impérieuse loi qui veut que la nature ait horreur du vide. Mais, une fois la tâche accomplie, le but m’échappa, créant un vide bien plus grand que celui que nous avions comblé. J’avais toisé mes camarades, un à un, autour du trou, et les avais sentis tout aussi désœuvrés que moi. Je crois que c’est à cet instant précis que tout a commencé. Je me suis jeté à plat ventre dans le trou. D’abord happé par le vide puis amorti par le tapis de feuille, j’ai hurlé d’un bonheur communicatif qui eut pour effet de nous occuper, à tour de rôle, jusqu’au crépuscule. Je n’ai jamais oublié l’intensité de ce plaisir simple.
La mauvaise hausse les épaules. Le frottement du tissu rêche et criard sur sa peau reptilienne souille mes silences. Elle nous a déjà gratifiés de quelques longs soupirs. L’idée de continuer l’entretien dans ma chambre m’effleure puis s’évapore remplacée par une autre. Je réalise que je prends presque autant de plaisir à agacer Gisèle qu’à répondre à la naïade bouclée. Elle ne supporte pas que je me livre ainsi. Je vais sourire encore, et m’étendre en détail, pour satisfaire la belle et assouplir le cuir de la carne à grands coups de nerf de bœuf.
Un retour sur Francine, l’émoi de mes treize ans. Je nourrissais une véritable passion pour ses longs cheveux, si blonds qu’ils paraissaient blancs au premier soleil. C’était une silhouette chétive et pâle que je voulais embrasser, protéger jusqu’à mon dernier souffle. Il m’arrivait de couvrir mon oreiller de baisers et de m’étourdir en son creux, ivre d’amour. J’allais jusqu’à me rendre à la messe pour l’apercevoir, furtivement, au bras de ses parents. Envoûtant fantôme, elle n’avait, bien évidemment, aucune idée des perturbations sismiques qu’elle occasionnait. Et puis un jour, comme au bord du trou, j’ai senti le vide m’envahir et m’appeler. J’ai cessé de réfléchir pour me jeter dans l’escalier de l’église et dévaler en boule jusqu’aux pieds de Francine. Les yeux mi-clos, perclus de douleur, je me suis retrouvé dans les mots des autres. On s’interrogeait sur ma douleur, sur la proximité éventuelle d’un médecin. On débordait d’une compassion qui semblait ruisseler du bénitier voisin. Mon crâne avait rapidement cessé de vibrer. J’ai gardé le silence et expérimenté avec délice, les joies de l’attraction centripète. Le Père de Francine m’avait relevé par les aisselles. Je m’en étais voulu de n’avoir alors offert à sa fille que le spectacle de mes gémissements grimaçants. C’est au même endroit, une semaine plus tard, que j’ai tiré les bénéfices de ma chute : Francine s’était assise à côté de moi, avait frôlé mon bras au moment de la prière et la maison de Dieu avait subitement pris du sens. Les frôlements s’étaient affirmés au printemps et mai avait vu fleurir mon premier baiser. Je devais apprendre, bien plus tard, à la lecture d’une de ses biographies, que Dali avait utilisé le même moyen pour exister aux yeux de ses camarades. Lui aussi avait dévalé les marches de son école en boule. Je dois être une des rares personnes à comprendre cela. Mais à la différence du peintre, j’avais agi incognito et Francine ne sut jamais que j’avais chu sciemment.
Un air rêveur, les paumes sur les joues, la nymphe se dandine légèrement sur sa chaise. Ses yeux me fixent maintenant comme un objet d’étude fascinant. Gisèle a refermé son livre. Elle siffle entre ses dents serrées. Je me retourne pour la dévisager, vieille cocotte peroxydée, et lui oppose un sourire synthétique pour faire taire ses jets de vapeur.
Cette obsession ne s’est pas éteinte avec les années. La chute est venue, plus d’une fois, ponctuer mon destin par surprise. J’en connais même les signes avant-coureurs : ces étranges picotements qui fourmillent des mollets jusqu’aux cuisses, cette raideur dans la nuque et cet air froid surtout, anesthésiant, qui s’empare de ma boîte crânienne. J’évoque les bravades de vacances, les paris idiots faits en bordures de falaises que je gagnais toujours. Je décris la délicieuse sensation de se laisser emporter par une bosse, les bras le long du corps, l’attente du point de rupture et l’explosion finale dans la poudreuse. J’embellis un peu au passage en m’inventant un corps taillé pour l’aventure, mais je ne mens pas sur les surnoms que l’on me donnait. Le spectre était large, et passait de la folie au courage selon les individus qui me côtoyaient autrefois. Je recherche encore celui qui me qualifiait le mieux. Quand je revisite cette époque, je ne peux expliquer mon attitude autrement que par l’expression : C’était plus fort que moi. L’abandon absolu. La réflexion laissait place à la flexion. J’en étais le premier spectateur, comme expulsé de mon corps et c’est en somnambule que je fléchissais les jambes, tendais les bras en avant et me jetais dans le vide.
Nous fêtâmes mon vingt-neuvième anniversaire à l’hôpital. Je me rappelle avoir eu un mal incroyable à souffler les bougies. L’air passait sans peine au travers de mes dents brisées, mais ne parvenait pas à franchir l’anémone de mer qui me servait de lèvres. Un fou rire nous secoua tous, et j’y participai grandement malgré la douleur aiguë qui me vrillait le cerveau à chaque tressautement. Je revois avec bonheur leurs visages hilares ; tous unis par le mensonge au sujet de mon accident, pour ne pas inquiéter les membres de ma famille. Elle est rare et belle cette complicité. J’en suis encore ému et je sens que Lorinda est parfaitement en phase. Elle ne manifeste aucun ennui, aucune gêne. Son rire clair et court vient ponctuer mes phrases.
L’odeur de l’urine et de l’eau de Cologne me revient aux narines. Cette fois, Gisèle a réussi son coup, et m’a ramené en quelques mots au misérable hospice et à ses créatures erratiques. Elle a passé son humeur narquoise sur une pauvre vieille qui se mouvait hypothétiquement, au bon vouloir de ses béquilles. Elle l’a accusée de boire en cachette, et a supposé que le jour où Madeleine finirait par percuter le carrelage, il en sortirait du porto. Je viens de désarçonner la carne par mon intervention. Elle tente bien une issue humoristique, mais mon trait a percé sa carapace fétide. J’accompagne du regard, la déambulation malaisée de Madeleine. Elle reste muette et tremble comme si elle venait d’échapper à une mort certaine. Lorinda me dévisage, radieuse. Je deviens soudainement beau, et lui renvoie, triomphant, une rangée de dents synthétiques, avant de poursuivre.
Il s’ensuivit une période calme. C’est au cours de ma convalescence, que j’ai décidé d’écrire mes premiers textes courts. La plupart de mes amis n’y prêtaient pas attention, mais Elsa se démarqua du lot. J’ai commencé à l’envisager différemment, à m’attarder sur ses formes, à peupler mes rêveries de sa présence. J’ai senti mon cœur bondir et mon corps, désobéir, au point de retrouver l’ivresse de la chute. Très vite, ce fut pour elle que j’écrivis et nous connûmes des sommets ensemble, avant que l’érosion ne vienne les araser. Chaque fin de texte était ponctuée par une fête, une explosion de rires et de sens. Nous arpentions la ville en quête d’écho à notre propre bonheur ; il nous fallait du bruit, de la vie, des éclairages aveuglants. Nous avions une échelle à gravir, un séisme à magnifier et à répliquer jusqu’à épuisement…
Trente ans plus tard, Richter se manifesta une dernière fois. J’avais le nez écrasé contre la vitre pour apercevoir les derniers signes d’Elsa près du taxi, triste atome entouré de valises. Dès lors, la chimie cessa de fonctionner et ma vie prit une tournure de champagne éventé. J’ai continué l’écriture, machinalement, comme ces volailles fraîchement décapitées qui parcourent quelques mètres avant de choir définitivement. Puis, je suis tombé plus bas que jamais. Une chute vertigineuse et lente, dévastatrice, et mon regard allait plus bas encore vers l’obscurité insondable.
Lorinda a perdu son sourire, mais sa mine affectée m’enchante. Elle vibre si promptement à mon discours que j’ai le sentiment d’être son archet. Je commence à fatiguer, et me rends compte que j’ai perdu l’habitude de communiquer tout autant que d’appuyer sur le bouton « rewind ». Je me suis spécialisé dans la fuite en avant. Ma mémoire s’encombre quand il s’agit d’évoquer mes années noires. C’est une passoire qui ne laisse filtrer que les moments fluides, et je me débats avec des grumeaux insolites auxquels j’essaie de trouver une signification. Je survole mes longues années de déprime, à l’image d’un sprinter qui aurait eu la curieuse idée de battre des records dans les allées d’un cimetière. Puis j’en viens à mon ultime chute, en parapente, opportunité offerte par un ami qui voulait me voir vivre à nouveau. C’était une bonne idée et ça a fonctionné les premiers jours. Mais, très vite, lorsque j’ai eu l’autorisation d’effectuer ce qu’on appelle un grand saut, le vide s’est rappelé à moi et avec lui, l’impérieux besoin de choir. Comme en écriture, comme dans la vie, le couperet n’attendait pas. J’ai décroché mes attaches et j’ai crié un moment en tenant le parapente à bouts de bras. Puis l’ivresse est revenue, comme avant, mon corps s’est inondé de bonheur, entre ciel et terre. Je suis soudé à ce fauteuil roulant aujourd’hui, mais j’ai vécu mon obsession de la chute jusqu’à son terme et peu de gens peuvent s’enorgueillir de cela.
J’en termine pour reprendre les questions de la jolie nymphe à voix haute. Pourquoi n’avais-je écrit que des nouvelles ? et pourquoi avais-je soudainement cessé de le faire ? Elle devait maintenant avoir assez d’éléments pour comprendre. Elle sourit. Je comprends qu’elle va partir, descendre les grands escaliers blancs du perron en ondulant. J’inspire puissamment, pour capter une dernière fois son parfum. Ça y est, c’est l’heure. Elle se lève et continue de me dévisager poliment. Je bloque ma respiration, et m’oppose désespérément à la javel, l’urine et l’eau de Cologne. Gisèle s’est intercalée, obstruant mon champ de vision. Elle a cet air chafouin que tous craignent. Je m’attends à une pluie de sarcasmes, mais elle m’ignore et suit Lorinda à distance, presque jusqu’au portail pour revenir à grands pas, excitée et tordue par une mauvaise grimace.
— On peut dire que vous vous êtes mis dans une sacrée mouise à faire le joli cœur ! J’en ai appris une bien bonne figurez-vous ! Votre petite protégée vient de téléphoner à son patron. Lorinda, c’est attrayant, mais c’est un nom d’emprunt. Vous l’avez bien aidée à comprendre les circonstances de votre prétendu accident. La petite garce a tout enregistré et ça ne m’étonnerait pas que votre assureur vous demande bientôt de rendre des comptes. Un fichier, voilà ce que vous étiez pour elle, pauvre imbécile !
Méchante mégère campée dans son bon droit, les mains sur les hanches. Ça fait longtemps que je ne sens plus de fourmillements dans les jambes. Mais cette fois-ci, mes mains prennent le relais, se crispent, glaciales, sur les roues de mon fauteuil. Ma nuque est raide et un courant froid remonte par l’échine. Un geste bref, et le fauteuil dévale, droit sur la vieille peau, pour une dernière ivresse.
Gisèle est étendue en travers, l’arcade ouverte et le sang commence à descendre sagement les marches. On l’accuse, à tort, pour une fois. L’infirmière la délaisse pour se précipiter vers moi, la cigarette de sa pause, toujours entre les doigts. Ma dernière image.
— Il est mort.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Un truc bizarre, du genre « Je l’ai ratée n’est-ce pas ? » Peut-être voulait-il parler de sa chute ?
Gisèle, assise, hagarde et pantelante, est aussi pâle que les marches. Le sang qui continue de fuir son arcade renforce sa lividité. Elle bredouille.
— J’ai bien failli y passer aussi ! Je crois qu’il a fini par tomber de haut. Et c’est sans doute cela qui l’a tué…
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"Chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire." Cioran.
Re: La chute.
Intéressante production du " vivant ". A suivre à plusieurs pour que la " chute " soit moins rude. Bien sûr j'ai apprécié le portrait de la mégère.
Ratoune- MacadAccro
- Messages : 1891
Date d'inscription : 01/09/2009
Re: La chute.
Putain, ça me gave, moi qui n'aime pas lire long je suis obligé de me fader tes textes jusqu'au bout.
Sans doute parce qu'ils sont bien écrits.
Bref, j'aime les histoires courtes mais je lis tes pages quand même. va savoir pourquoi.
Nilo, dure sera ma chute.
Sans doute parce qu'ils sont bien écrits.
Bref, j'aime les histoires courtes mais je lis tes pages quand même. va savoir pourquoi.
Nilo, dure sera ma chute.
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... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
Re: La chute.
désolé (mais merci pour l'effort) j'ai besoin de longueur. je pousse le vice jusqu'au roman. Je sais c'est grave. j'ai bien quelques poèmes en besace, mais en général peu aboutis, écrits sur un bout de nappe, et qui sont plus de l'ordre du jeu que de véritables compositions. Mais, bon, la nouvelle je suis tombé dedans vers 20 ans en lisant Vautrin et j'ai continué à nager...
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"Chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire." Cioran.
Re: La chute.
Indéniablement, tu as du talent...Celui de raconter sans que l'on s'ennuie une seule seconde, tenir en haleine, sourire, ricaner, ressentir l'émotion..ton lecteur est vivant et tout ça sur des sujets "originaux".
Un peu comme Nilo, je ne suis pas fan des longues lectures sur l'ecran...mais tu donnes l'envie et on n'en ressort pas déçu, au contraire...
Au suivant...
Un peu comme Nilo, je ne suis pas fan des longues lectures sur l'ecran...mais tu donnes l'envie et on n'en ressort pas déçu, au contraire...
Au suivant...
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LaLou
Re: La chute.
Comme d'habitude, un vrai plaisir à te lire. Des personnages crédibles et bien campés, un sens du récit qui fait que l'on ne s'ennuie jamais à te lire... Merci à toi, donc;
Swann,
Swann,
Swann- MacadAccro
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Date d'inscription : 31/08/2009
Age : 72
Localisation : entre deux cafés
Re: La chute.
j'allais la poster à nouveau... J'ai bien fait de vérifier
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"Chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire." Cioran.
Re: La chute.
Sue tu sois L'Auteur à la Une me permet de remettre à l'honneur ce texte qui le mérite bien (un des premiers que j'aie lu de toi), en espérant que cette "Chute" reste durablement au sommet de l'affiche.
Nilo, up and under.
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... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
Re: La chute.
Merci à toi... je traverse une vraie chute... J'espère m'en remettre...
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"Chaque pensée devrait rappeler la ruine d'un sourire." Cioran.
Re: La chute.
J'ai bien aimé retrouver cette nouvelle, qui m'avait plu à sa sortie.
Pourtant, j'ai du faire des sauts pour comprendre, et m'y retrouver. Peut être des liaisons m'auraient aidée un peu.
Mais les personnages sont bien brossés, et l'humour prend.
Messaline
Pourtant, j'ai du faire des sauts pour comprendre, et m'y retrouver. Peut être des liaisons m'auraient aidée un peu.
Mais les personnages sont bien brossés, et l'humour prend.
Messaline
Messaline- MacadAccro
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