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Il rêvait de voler
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Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
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Il rêvait de voler
Sur le petit promontoire de granit rose, Louis vient tous les jours s’asseoir. Cela fait maintenant deux ans. Depuis toujours, il rêve de voler et ici, tout l’y invite.
Il n’a plus guère à faire autre chose que flâner depuis qu’il est seul et à la retraite. Une heure par jour dédiée au bout de jardin, une autre à l’entretien, une dernière aux courses et à la cuisine, et après ça, il marche, lit, rêve et contemple.
A la fin de la semaine, il va prendre les nouvelles des copains au bistrot de Germaine, de temps en temps va faire un loto ou une partie de palets. Les enfants sont loin, ils se téléphonent et se voient quelques dimanches. Chacun a sa vie bien occupée et Louis ne veut plus de compagne : c’est trop de compromis, trop d’entrave à son besoin d’un rythme de vie particulier, quelquefois répétitif, quelquefois inégal.
Pour la tendresse, l’hygiène et un peu de partage, il voit Martine. Ils se sont mis d’accord sur ces moments où être ensemble, c’est un peu à la petite semaine, l’un ou l’autre prend l’initiative d’appeler et cela se passe sans accroc. Je te fais un ourlet, tu me répares le volet et au lit on se tient chaud. Ils ont appris à relativiser ces passions qui dévorent autant qu’elles emplissent, qui laissent des souvenirs grandioses et une solitude désabusée. Ils s’apprécient sans vouloir de l’autre qu’il change, sans vouloir entamer ce qu’il lui importe d’être et sans se l’être dit, ils pensent ainsi s’aimer véritablement. Martine a son cercle d’amies avec qui satisfaire son besoin insatiable de parler de tout et de rien sans pour autant jouer les commères, et elle rend des services appréciés de couture, de soins et d’économie quotidienne à base d’éléments naturels. Elle a gardé précieusement le savoir-faire des anciens et une grande curiosité à en découvrir d’autres.
Du village, on est à deux kilomètres du cap Fréhel et à trois cents mètres du phare, Louis a trouvé cette rive rocheuse, pas facile d’accès, où observer l’île d’en face, inabordable paradis des oiseaux marins. Il appelle d’ailleurs l’île aux oiseaux ce rocher couvert de guano où nichent et prospèrent hirondelles de mer, cormorans, fous de Bassan et surtout les goélands, autrement dits "laridés", comme le nom d'une danse bretonne.
Tout ce qui vole l’intéresse. Mais la passion des avions s’est atténuée : il en passe tellement peu à l’aplomb de Plévenon et ils lui paraissent rigides et inaccessibles. Il a fait quelques vols, eu l’impression d’être en cage et seulement apprécié d’élever son regard du sol et de pouvoir lire des paysages vivants, autrement que sur les cartes abstraites. Quant au ciel, il laisse entrevoir l'absolu comme trop froid et les étoiles inaccessibles.
Les cartes, il aime les fouiller à la recherche de ces noms qui chantent, de ces détails de la mouvance figée de la croûte terrestre et de leur corrélation : Beauregard, Septvaux, Braye, Le Verger…
Il s’est approché des cerfs-volants, de l’aéromodélisme, mais ses gros doigts de manuel ne se sont pas faits à la délicatesse des petites mécaniques et des coupes au dixième de millimètre. Et cela manquait de vie et de liberté. Il préfère les tâches physiques où faire couler la sueur et voir avancer le travail de manière spectaculaire.
Louis a le fond anarchiste. Il lui faut écouter la chanson de Léo au moins une fois la semaine, et aussi « La mémoire et la mer » ! Depuis qu’il sait le chanteur l’avoir écrite sur cette même côte entre Cancale et Saint Malo, elle a pris une autre coloration. Il se les chante souvent ou les siffle le long du chemin des douaniers où le vent dans la lande l’accompagne de sa basse continue et le flot de ses percussions sur les roches inusables.
Il aime cet entre-deux : chacun des bords a ses charmes, ses musiques, ses réponses adaptées selon les saisons et les états d’âme…Martine serait la lande, ses bouquets de callunes rose vif comme si les racines allaient cueillir le pigment du granit pour nourrir et colorer leur sève. Une plante rustique et solide dont rien n’est à jeter. Lui serait la mer, dont les couleurs et les formes se modulent aux vents et aux nuages. Une masse aux richesses inépuisables, mouvante mais fidèle. Et ce sentier leur entre-deux. Cela lui convient ainsi.
Et sur ce fil tracé entre les bruyères où il râlait de la cacophonie des volatiles ricaneurs et arrogants, il a eu comme une révélation.
A deux mètres, dans le creux d’une petite dépression entre deux promontoires, planaient les goélands.
Ils venaient chercher à cet endroit le meilleur courant ascendant. D’un coup d’aile se laissaient glisser depuis les brandes jusqu’au bord de la falaise, puis se laissaient emporter en altitude, décrivaient un grand cercle dans le ciel et revenaient prendre leur tour, comme les enfants sur le toboggan. Un toboggan inversé.
Louis s’était laissé tenter par un baptême en parapente il y a quelques années. Du Menez Hom, trois cents mètres au-dessus de la baie de Douarnenez et après quelques heures d’attente du bon vent, le moniteur l’avait entraîné comme aujourd’hui les oiseaux dans cette ascension magique. On y voyait de là-haut jusqu’à la pointe des Poulains et s’étaler la vallée sinueuse de l’Aulne, un ruban d'argent.
Sur la baie comme un œil bleu dans une spirale d’altostratus, et ce silence seulement troublé du chuintement du vent dans les cordages…
Il commence à agiter les bras, à interpeler les oiseaux, leur dire son admiration, sa jalousie et l’un d'eux lui lâche une fiente sur le crâne.
« Parce que vous croyez que ça va me faire repousser les tifs » ! Leur dit-il en riant.
Les oiseaux vont se poser plus loin , se regardent, se dandinent d’une patte sur l’autre et reprennent leur vol pour s’éloigner en ricanant. Etonnés quand même qu’une de leur nombreuses victimes prenne enfin leur jeu avec humour sans enrichir leur connaissance déjà avancée des noms d’oiseaux.
Louis se nettoie la tête comme il peut en continuant de rire. « Moquez-vous, moquez-vous, dit-il aux oiseaux, vous ne savez faire que ça…et voler, j’en conviens. Mais moi, je parle, je peux vous comprendre et vous interpréter, vous écrire, vous dessiner, décortiquer votre savoir-faire et le reproduire ! »
Oui, mais bon, à l’instant, il a surtout été maladroit de gesticuler comme un ahuri. Toujours est-il que sa décision est prise : il viendra désormais le plus souvent possible revoir ses amis, tâcher de les observer, les comprendre, peut-être les apprivoiser et les apprendre, se faire oiseau au moins dans sa façon de penser de manière à ne pas trahir la leur, s’ils en ont une. Ce dont il ne doute plus.
Il ne doute pas non plus que ces goélands blancs sont les meilleurs voltigeurs des bords de mer. Mascottes de son royaume entre liquide et solide aux trésors de laisse sans cesse échangés: galets et sables contre bois flottés et fruits de mer. Il se veut leur porte-parole, leur ambassadeur et un jour qui sait, l’admettront-ils dans leur compagnie.
Depuis ce jour, il n'eut de cesse de comprendre et d'approcher. Avec son appareil photographique, il chercha le meilleur endroit où observer ses nouveaux amis, capter leurs moindres mouvements: envol, planés, piqués, amerrissages ou atterrissages et leur rapport au vent et à ses courants en fonction du relief. Insatisafait des premiers instantanés, il revendit son motoculteur pour s'équiper d'un reflex doté d'un puissant zoom et d'un trépied, de différents filtres et de pare-soleil.
L'outil ne lui manquerait pas. Sa terre, travaillée et amendée de son compost, un autre or noir sans pollution, s'aérait désormais sans retournement ni trop grande peine grâce à ce nouvel outil, la grelinette, genre de fourche bêche à cinq dents trouvée à la foire bio de Mur de Bretagne. Une économie d'énergie fossile et de pollution associée à un exercice physique équilibré sur ses deux manches et bienfaiteur.
Mais tout ce matériel noir et bruyant et ses gesticulations même mesurées semblaient plutôt éloigner les volatiles. Il s'inventa un camouflage, de l'herbe et de la bruyère peintes sur un double toit de canadienne dénichée au grenier, apporta de la nourriture, tenta d'imiter les cris qui lui semblaient des appels entre les oiseaux et finit par se faire remarquer au village, harnaché de son barda imposant.
Ne voulant pas répondre aux questions indiscrètes, il fit mouvement à des heures où le bourg sommeillait puis s'aménagea une cache sur le site. Sur une bosse rocheuse seulement accessible à l'aide d'une échelle pour passer le petit vide ente elle et la falaise. Il n'avait plus à transporter tous les jours ce matériel secondaire qui était aussi le plus encombrant.
Martine s'inquiétait. Louis parlait moins, semblait ailleurs, espaçait leurs retrouvailles, négligeait sa tenue et son jardin et au lieu de répondre à ses questions inquiètes pourtant émises avec douceur, il devenait limite désagréable dans ses retours à l'emporte-pièce. Du genre:
-"tu es sûr d'aller bien, mon Louis?"
-"Te voilà rebouteuse maintenant"?
Les copains lui trouvaient le regard allumé bien qu'il partage de moins en moins la bolée avec eux. Les absences hors de chez lui se prolongeaient et désormais son atelier était inaccessible, porte bouclée et fenêtres aveugles. André s'était vu répondre un "je peux pas t'ouvrir"! laconique et ferme, et à l'approche de l'atelier avait entendu Louis comme répéter des gammes de cris bizarres. Il était rentré chez lui sans insister en se retournant plusieurs fois très intrigué.
Louis faisait volontiers entrer les autres d'habitude pour prêter un outil, en réparer un autre ou pour échanger sur un tour de main, comme l'affûtage de la scie ou des ciseaux.
L'occasion pour lui de développer ses réflexions sur l'angle d'attaque par exemple. Il avait cette capacité et ce besoin de faire des liens, de chercher des correspondances entre les réalités matérielles et la vie et d'en extrapoler une philosophie simple lui servant de repère.
Ainsi du rapprochement entre l'angle nécessaire pour qu'une charge inerte glisse de son support et celui qui permet au fil d'une lame d'entamer une matière résistante: une scie, un foret, un ciseau à bois, un rabot. Il avait retrouvé cet angle d'un peu plus de trente degrés à la proue des bateaux et au positionnement du dériveur par rapport au vent à l'allure de près ou encore sur le bord d'attaque de l'aile d'avion, du tablier d'un pont suspendu ou de la pile d'un pont face au courant de la rivière. Il osait faire le pas jusqu'aux trente trois ans du Christ attaquant l'indifférence du monde à l'amour et en concluait qu'aborder les choses et les gens bille en tête était finalement très inefficace et très coûteux.
Le dur doit s'attaquer en biaisant à la vie comme à l'atelier, à condition d'être bien affûté et de prendre le bon angle. On le regardait mi-amusé, mi-admiratif.
Aujourd'hui, on aurait pu le prendre en défaut de sa petite philosophie tant il prenait à bras le corps la question des mécanismes du vol chez ses oiseaux chéris et son envie de se les approprier.
Dans l'atelier s'amoncelaient photos d'oiseaux dans tous leurs états de vol, livres ouverts sur les formules de résistance à l'air, d'autres sur les mécanismes de translation des mouvements dans tous les sens et sur le moyen d'estimer le sens et la force des vents, échantillons de matériaux de type voile ou profilés légers. Au tableau, des croquis à la craie d'ossatures d'ailes, une copie scotchée d'un dessin de Léonard de Vinci et des coupes d'articulations garnies de billes.
Martine voyant se rapprocher la date anniversaire de Louis lui préparait une surprise. Elle l'appela dix fois avant d'avoir enfin sa voix au téléphone:
-"oui"?
-"on pourrait se voir mardi prochain"?
-"mardi, mardi, ...ah non, excuse-moi, mais mardi c'est le grand jour!"
-"Le grand jour de quoi"?
-"Je peux pas t'en dire plus, je te raconterai...Mercredi ou jeudi si tu veux"?
-"Disons jeudi alors"?
-"Oui, va pour jeudi".
-"Ca va bien"?
-"Oui, bien sûr, et toi"?
-"Moi aussi. A jeudi , je t'embrasse".
-"Moi pareil, à jeudi".
Le mardi avant l'aube, Louis mettait le nez à la fenêtre, histoire de vérifier que la météo annoncée était bien là. Petite brise de mer et marée montante, pas de brume.
Après un petit déjeuner léger, il enfila sa combinaison de plongée, ses chaussons de caoutchouc et après quelques respirations abdominales endossa un sac plus imposant que d'habitude. Un dernier coup d'oeil pour ne rien oublier, le voilà parti.
Quand Martine leva le regard vers la baie de la cuisine où elle commençait à préparer la marinade où plonger le cuissot de chevreuil en préparation du repas de jeudi, elle se dit que s'annonçait une belle journée et se réjouissait à l'avance du plaisir de Louis à découvrir sa surprise: la venue de bons copains lointains dont la rencontre se faisait rare.
Elle avait remis les yeux sur sa tâche et les mains aux épluchures quand trois coups secs sur la vitre la firent sursauter. Un goéland argenté toquait à la fenêtre. Une paire de lunettes dans le bec.
-"Louis"! Cria-t-elle effrayée.
Tous ceux qu'elle put alerter coururent affolés vers la pointe rocheuse où ils savaient Louis se promener souvent.
En contrebas dans les roches saillantes gisait son corps immobile et noir, affublé de sortes d'ailes blanches.
-"Ecoutez, regardez", dit Martine en pleurs.
Levant les yeux ils virent un nombre incalculable d'oiseaux tournoyer en planant et comme un cri de douleur résonnait dans leur voix. Ils se dirent plus tard que le vent ce matin-là chantait avec eux ce texte qu'ils retrouvèrent dans la poche de Louis:
Je suis l'oiseau du bord de mer, gris de plumage, orange aux pattes, rayé de noir, blanche cravate, un long bec jaune, un oeil de verre.
Quand vous grillez nus sur la plage, j'onirise dans le vent doux, je compatis à vos remous, je me vis loin de votre ouvrage.
Mes horizons sont infinis, le vent m'exalte je l'avoue, au flot je berce mes mois d'août quand vous rampez cherchant abri.
Je me nourris de ce qui traîne, ici ou là sur l'estran blond, en pleine mer, aux creux des plaines, je vais en l'air et vois les fonds.
Je suis oiseau de l'entre-deux, un peu veilleur un brin taiseux, des limites j'entretiens l'or, je ne veux pas perdre le nord.
Tu es trop vague, dis-je à la mer, toi trop touffue, nature folle. Au vent je dis: toi, fils d'Eole, tu souffles trop, gare à tes nerfs!
Beau et lent, je vais mon train, pleurant sur vous pauvres humains, sur vos lourdeurs, sur vos colères, sur vos gâchis pillant la terre.
Sur vos marées noires d'horreur, dans mon plumage blanc je pleure.
Il n’a plus guère à faire autre chose que flâner depuis qu’il est seul et à la retraite. Une heure par jour dédiée au bout de jardin, une autre à l’entretien, une dernière aux courses et à la cuisine, et après ça, il marche, lit, rêve et contemple.
A la fin de la semaine, il va prendre les nouvelles des copains au bistrot de Germaine, de temps en temps va faire un loto ou une partie de palets. Les enfants sont loin, ils se téléphonent et se voient quelques dimanches. Chacun a sa vie bien occupée et Louis ne veut plus de compagne : c’est trop de compromis, trop d’entrave à son besoin d’un rythme de vie particulier, quelquefois répétitif, quelquefois inégal.
Pour la tendresse, l’hygiène et un peu de partage, il voit Martine. Ils se sont mis d’accord sur ces moments où être ensemble, c’est un peu à la petite semaine, l’un ou l’autre prend l’initiative d’appeler et cela se passe sans accroc. Je te fais un ourlet, tu me répares le volet et au lit on se tient chaud. Ils ont appris à relativiser ces passions qui dévorent autant qu’elles emplissent, qui laissent des souvenirs grandioses et une solitude désabusée. Ils s’apprécient sans vouloir de l’autre qu’il change, sans vouloir entamer ce qu’il lui importe d’être et sans se l’être dit, ils pensent ainsi s’aimer véritablement. Martine a son cercle d’amies avec qui satisfaire son besoin insatiable de parler de tout et de rien sans pour autant jouer les commères, et elle rend des services appréciés de couture, de soins et d’économie quotidienne à base d’éléments naturels. Elle a gardé précieusement le savoir-faire des anciens et une grande curiosité à en découvrir d’autres.
Du village, on est à deux kilomètres du cap Fréhel et à trois cents mètres du phare, Louis a trouvé cette rive rocheuse, pas facile d’accès, où observer l’île d’en face, inabordable paradis des oiseaux marins. Il appelle d’ailleurs l’île aux oiseaux ce rocher couvert de guano où nichent et prospèrent hirondelles de mer, cormorans, fous de Bassan et surtout les goélands, autrement dits "laridés", comme le nom d'une danse bretonne.
Tout ce qui vole l’intéresse. Mais la passion des avions s’est atténuée : il en passe tellement peu à l’aplomb de Plévenon et ils lui paraissent rigides et inaccessibles. Il a fait quelques vols, eu l’impression d’être en cage et seulement apprécié d’élever son regard du sol et de pouvoir lire des paysages vivants, autrement que sur les cartes abstraites. Quant au ciel, il laisse entrevoir l'absolu comme trop froid et les étoiles inaccessibles.
Les cartes, il aime les fouiller à la recherche de ces noms qui chantent, de ces détails de la mouvance figée de la croûte terrestre et de leur corrélation : Beauregard, Septvaux, Braye, Le Verger…
Il s’est approché des cerfs-volants, de l’aéromodélisme, mais ses gros doigts de manuel ne se sont pas faits à la délicatesse des petites mécaniques et des coupes au dixième de millimètre. Et cela manquait de vie et de liberté. Il préfère les tâches physiques où faire couler la sueur et voir avancer le travail de manière spectaculaire.
Louis a le fond anarchiste. Il lui faut écouter la chanson de Léo au moins une fois la semaine, et aussi « La mémoire et la mer » ! Depuis qu’il sait le chanteur l’avoir écrite sur cette même côte entre Cancale et Saint Malo, elle a pris une autre coloration. Il se les chante souvent ou les siffle le long du chemin des douaniers où le vent dans la lande l’accompagne de sa basse continue et le flot de ses percussions sur les roches inusables.
Il aime cet entre-deux : chacun des bords a ses charmes, ses musiques, ses réponses adaptées selon les saisons et les états d’âme…Martine serait la lande, ses bouquets de callunes rose vif comme si les racines allaient cueillir le pigment du granit pour nourrir et colorer leur sève. Une plante rustique et solide dont rien n’est à jeter. Lui serait la mer, dont les couleurs et les formes se modulent aux vents et aux nuages. Une masse aux richesses inépuisables, mouvante mais fidèle. Et ce sentier leur entre-deux. Cela lui convient ainsi.
Et sur ce fil tracé entre les bruyères où il râlait de la cacophonie des volatiles ricaneurs et arrogants, il a eu comme une révélation.
A deux mètres, dans le creux d’une petite dépression entre deux promontoires, planaient les goélands.
Ils venaient chercher à cet endroit le meilleur courant ascendant. D’un coup d’aile se laissaient glisser depuis les brandes jusqu’au bord de la falaise, puis se laissaient emporter en altitude, décrivaient un grand cercle dans le ciel et revenaient prendre leur tour, comme les enfants sur le toboggan. Un toboggan inversé.
Louis s’était laissé tenter par un baptême en parapente il y a quelques années. Du Menez Hom, trois cents mètres au-dessus de la baie de Douarnenez et après quelques heures d’attente du bon vent, le moniteur l’avait entraîné comme aujourd’hui les oiseaux dans cette ascension magique. On y voyait de là-haut jusqu’à la pointe des Poulains et s’étaler la vallée sinueuse de l’Aulne, un ruban d'argent.
Sur la baie comme un œil bleu dans une spirale d’altostratus, et ce silence seulement troublé du chuintement du vent dans les cordages…
Il commence à agiter les bras, à interpeler les oiseaux, leur dire son admiration, sa jalousie et l’un d'eux lui lâche une fiente sur le crâne.
« Parce que vous croyez que ça va me faire repousser les tifs » ! Leur dit-il en riant.
Les oiseaux vont se poser plus loin , se regardent, se dandinent d’une patte sur l’autre et reprennent leur vol pour s’éloigner en ricanant. Etonnés quand même qu’une de leur nombreuses victimes prenne enfin leur jeu avec humour sans enrichir leur connaissance déjà avancée des noms d’oiseaux.
Louis se nettoie la tête comme il peut en continuant de rire. « Moquez-vous, moquez-vous, dit-il aux oiseaux, vous ne savez faire que ça…et voler, j’en conviens. Mais moi, je parle, je peux vous comprendre et vous interpréter, vous écrire, vous dessiner, décortiquer votre savoir-faire et le reproduire ! »
Oui, mais bon, à l’instant, il a surtout été maladroit de gesticuler comme un ahuri. Toujours est-il que sa décision est prise : il viendra désormais le plus souvent possible revoir ses amis, tâcher de les observer, les comprendre, peut-être les apprivoiser et les apprendre, se faire oiseau au moins dans sa façon de penser de manière à ne pas trahir la leur, s’ils en ont une. Ce dont il ne doute plus.
Il ne doute pas non plus que ces goélands blancs sont les meilleurs voltigeurs des bords de mer. Mascottes de son royaume entre liquide et solide aux trésors de laisse sans cesse échangés: galets et sables contre bois flottés et fruits de mer. Il se veut leur porte-parole, leur ambassadeur et un jour qui sait, l’admettront-ils dans leur compagnie.
Depuis ce jour, il n'eut de cesse de comprendre et d'approcher. Avec son appareil photographique, il chercha le meilleur endroit où observer ses nouveaux amis, capter leurs moindres mouvements: envol, planés, piqués, amerrissages ou atterrissages et leur rapport au vent et à ses courants en fonction du relief. Insatisafait des premiers instantanés, il revendit son motoculteur pour s'équiper d'un reflex doté d'un puissant zoom et d'un trépied, de différents filtres et de pare-soleil.
L'outil ne lui manquerait pas. Sa terre, travaillée et amendée de son compost, un autre or noir sans pollution, s'aérait désormais sans retournement ni trop grande peine grâce à ce nouvel outil, la grelinette, genre de fourche bêche à cinq dents trouvée à la foire bio de Mur de Bretagne. Une économie d'énergie fossile et de pollution associée à un exercice physique équilibré sur ses deux manches et bienfaiteur.
Mais tout ce matériel noir et bruyant et ses gesticulations même mesurées semblaient plutôt éloigner les volatiles. Il s'inventa un camouflage, de l'herbe et de la bruyère peintes sur un double toit de canadienne dénichée au grenier, apporta de la nourriture, tenta d'imiter les cris qui lui semblaient des appels entre les oiseaux et finit par se faire remarquer au village, harnaché de son barda imposant.
Ne voulant pas répondre aux questions indiscrètes, il fit mouvement à des heures où le bourg sommeillait puis s'aménagea une cache sur le site. Sur une bosse rocheuse seulement accessible à l'aide d'une échelle pour passer le petit vide ente elle et la falaise. Il n'avait plus à transporter tous les jours ce matériel secondaire qui était aussi le plus encombrant.
Martine s'inquiétait. Louis parlait moins, semblait ailleurs, espaçait leurs retrouvailles, négligeait sa tenue et son jardin et au lieu de répondre à ses questions inquiètes pourtant émises avec douceur, il devenait limite désagréable dans ses retours à l'emporte-pièce. Du genre:
-"tu es sûr d'aller bien, mon Louis?"
-"Te voilà rebouteuse maintenant"?
Les copains lui trouvaient le regard allumé bien qu'il partage de moins en moins la bolée avec eux. Les absences hors de chez lui se prolongeaient et désormais son atelier était inaccessible, porte bouclée et fenêtres aveugles. André s'était vu répondre un "je peux pas t'ouvrir"! laconique et ferme, et à l'approche de l'atelier avait entendu Louis comme répéter des gammes de cris bizarres. Il était rentré chez lui sans insister en se retournant plusieurs fois très intrigué.
Louis faisait volontiers entrer les autres d'habitude pour prêter un outil, en réparer un autre ou pour échanger sur un tour de main, comme l'affûtage de la scie ou des ciseaux.
L'occasion pour lui de développer ses réflexions sur l'angle d'attaque par exemple. Il avait cette capacité et ce besoin de faire des liens, de chercher des correspondances entre les réalités matérielles et la vie et d'en extrapoler une philosophie simple lui servant de repère.
Ainsi du rapprochement entre l'angle nécessaire pour qu'une charge inerte glisse de son support et celui qui permet au fil d'une lame d'entamer une matière résistante: une scie, un foret, un ciseau à bois, un rabot. Il avait retrouvé cet angle d'un peu plus de trente degrés à la proue des bateaux et au positionnement du dériveur par rapport au vent à l'allure de près ou encore sur le bord d'attaque de l'aile d'avion, du tablier d'un pont suspendu ou de la pile d'un pont face au courant de la rivière. Il osait faire le pas jusqu'aux trente trois ans du Christ attaquant l'indifférence du monde à l'amour et en concluait qu'aborder les choses et les gens bille en tête était finalement très inefficace et très coûteux.
Le dur doit s'attaquer en biaisant à la vie comme à l'atelier, à condition d'être bien affûté et de prendre le bon angle. On le regardait mi-amusé, mi-admiratif.
Aujourd'hui, on aurait pu le prendre en défaut de sa petite philosophie tant il prenait à bras le corps la question des mécanismes du vol chez ses oiseaux chéris et son envie de se les approprier.
Dans l'atelier s'amoncelaient photos d'oiseaux dans tous leurs états de vol, livres ouverts sur les formules de résistance à l'air, d'autres sur les mécanismes de translation des mouvements dans tous les sens et sur le moyen d'estimer le sens et la force des vents, échantillons de matériaux de type voile ou profilés légers. Au tableau, des croquis à la craie d'ossatures d'ailes, une copie scotchée d'un dessin de Léonard de Vinci et des coupes d'articulations garnies de billes.
Martine voyant se rapprocher la date anniversaire de Louis lui préparait une surprise. Elle l'appela dix fois avant d'avoir enfin sa voix au téléphone:
-"oui"?
-"on pourrait se voir mardi prochain"?
-"mardi, mardi, ...ah non, excuse-moi, mais mardi c'est le grand jour!"
-"Le grand jour de quoi"?
-"Je peux pas t'en dire plus, je te raconterai...Mercredi ou jeudi si tu veux"?
-"Disons jeudi alors"?
-"Oui, va pour jeudi".
-"Ca va bien"?
-"Oui, bien sûr, et toi"?
-"Moi aussi. A jeudi , je t'embrasse".
-"Moi pareil, à jeudi".
Le mardi avant l'aube, Louis mettait le nez à la fenêtre, histoire de vérifier que la météo annoncée était bien là. Petite brise de mer et marée montante, pas de brume.
Après un petit déjeuner léger, il enfila sa combinaison de plongée, ses chaussons de caoutchouc et après quelques respirations abdominales endossa un sac plus imposant que d'habitude. Un dernier coup d'oeil pour ne rien oublier, le voilà parti.
Quand Martine leva le regard vers la baie de la cuisine où elle commençait à préparer la marinade où plonger le cuissot de chevreuil en préparation du repas de jeudi, elle se dit que s'annonçait une belle journée et se réjouissait à l'avance du plaisir de Louis à découvrir sa surprise: la venue de bons copains lointains dont la rencontre se faisait rare.
Elle avait remis les yeux sur sa tâche et les mains aux épluchures quand trois coups secs sur la vitre la firent sursauter. Un goéland argenté toquait à la fenêtre. Une paire de lunettes dans le bec.
-"Louis"! Cria-t-elle effrayée.
Tous ceux qu'elle put alerter coururent affolés vers la pointe rocheuse où ils savaient Louis se promener souvent.
En contrebas dans les roches saillantes gisait son corps immobile et noir, affublé de sortes d'ailes blanches.
-"Ecoutez, regardez", dit Martine en pleurs.
Levant les yeux ils virent un nombre incalculable d'oiseaux tournoyer en planant et comme un cri de douleur résonnait dans leur voix. Ils se dirent plus tard que le vent ce matin-là chantait avec eux ce texte qu'ils retrouvèrent dans la poche de Louis:
Je suis l'oiseau du bord de mer, gris de plumage, orange aux pattes, rayé de noir, blanche cravate, un long bec jaune, un oeil de verre.
Quand vous grillez nus sur la plage, j'onirise dans le vent doux, je compatis à vos remous, je me vis loin de votre ouvrage.
Mes horizons sont infinis, le vent m'exalte je l'avoue, au flot je berce mes mois d'août quand vous rampez cherchant abri.
Je me nourris de ce qui traîne, ici ou là sur l'estran blond, en pleine mer, aux creux des plaines, je vais en l'air et vois les fonds.
Je suis oiseau de l'entre-deux, un peu veilleur un brin taiseux, des limites j'entretiens l'or, je ne veux pas perdre le nord.
Tu es trop vague, dis-je à la mer, toi trop touffue, nature folle. Au vent je dis: toi, fils d'Eole, tu souffles trop, gare à tes nerfs!
Beau et lent, je vais mon train, pleurant sur vous pauvres humains, sur vos lourdeurs, sur vos colères, sur vos gâchis pillant la terre.
Sur vos marées noires d'horreur, dans mon plumage blanc je pleure.
gerard hocquet- MacadAdo
- Messages : 194
Date d'inscription : 24/10/2009
Re: Il rêvait de voler
Houla !
Je manque de temps, au point de n'avoir pas même celui de lire...
Mais, comme j'ai confiance en toi et en la qualité de tes écrits j'y reviendrai, à tête et corps reposés.
Nilo, pressé.
Je manque de temps, au point de n'avoir pas même celui de lire...
Mais, comme j'ai confiance en toi et en la qualité de tes écrits j'y reviendrai, à tête et corps reposés.
Nilo, pressé.
_________________
... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
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