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Comme un semblant d'ordinaire (9)
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Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
Page 1 sur 1
Comme un semblant d'ordinaire (9)
J’avais peur, et pourtant, j’ai pris ce train pour Montélimar.
Je savais au fond de moi que ma peur s’était nourrie d’images sans sources, de films sans saveur, où chaque chose était poussée à son paroxysme à un point tel qu’on ne pouvait y associer une quelconque réalité.
Je savais que la peur n’évite jamais le danger, d’autant plus quand elle se nourrit aux délires de ceux qui ne la connaissent pas vraiment.
Je savais que je ne partais pas pour la guerre, qu’il n’y avait quasiment aucune chance pour que je revienne meurtri de cette escapade…
Mais je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre.
Je ne savais pas vraiment ce que serait le quotidien, là-bas.
Et si je vous en parle, c’est parce que, heureusement, tout cela a disparu, et que vous n’aurez plus jamais à vous poser ce genre de questions…
Histoire de digresser un peu comme j’en ai maintenant l’habitude, vous l’aurez remarqué, je me souviens mes heures de garde à la guérite du Fort d’Ivry. Ce fut l’époque où je vis passer devant moi les premiers humains libérés du service militaire, obligés malgré tout de livrer une journée de leur vie pour la Nation.
Ils débarquaient le matin au Fort, et ma fonction demandait de les saluer.
Mon obligation rencontrait leur mépris, tout simplement, et à la fin de la journée, ils s’en retournaient chez eux, gavés d’images, gavés de discours, dégoûtés d’avoir perdu cette journée-là, avec tout le mépris que pouvait mériter ce type en faction à la guérite.
Moi.
Obligé de les saluer.
Et de les voir rentrer chez eux, en me disant qu’en une seule journée ils avaient accompli ce qu’on m’obligeait à faire en dix mois.
Comme quoi, le temps, à quelques années près, ne veut plus dire grand-chose, en définitive.
Je suis arrivé à Montélimar dans une sorte de gymnase où des chaises avaient été alignées à notre intention, nous nous sommes assis les uns à côté des autres, comme une première obligation, pour écouter le discours de bienvenue.
Et puis tout a été très vite.
Nous avons reçu notre affectation, appartenance à une section, nous avons reçu notre paquetage, dont il fallait prendre soin, au point d’en faire l’inventaire plusieurs fois de suite, dans le sac, hors du sac, dans le sac… hors du sac, trois ou quatre fois de suite, déjà le décompte de toute chose ne nous appartenait plus.
Nous sommes passés à la pesée, nous avons pissé dans un godet, nous nous sommes laissés taper sur le crâne par le type qui devait nous mesurer, et puis notre paquetage en main, nous avons regagné nos chambres, il était trop tard pour nous raser le crâne, tant mieux qu’on se disait, tant mieux qu’on nous laisse au moins un bout de nous au sommet du corps.
Tant mieux.
Et puis non.
Il n’était que six heures du soir, nous avions le temps d’y passer.
Le coiffeur eut cet humour déplacé de nous demander ce qui pouvait bien nous convenir, avant de nous raser le crâne sans objection, la même coupe pour tout le monde, nous y étions, plongés malgré nous au bain militaire dépourvu de saveur moussante.
Nous y étions, les gradés étaient fiers de nous, nous avions quartier libre jusqu’au lendemain.
Une journée à peine, et déjà cette sensation singulière d’être prisonnier, comme un seul homme au sein des autres, prisonnier des murs et de leurs gardiens consciencieux, prisonnier du temps qui s’écoulait soudain moins vite.
Quartier libre, ça voulait dire faire la queue devant les trois cabines téléphoniques du Fort, histoire d’entendre une voix amie rassurante. Une époque où le portable n’existait pas, et si nous en avions eu, sûrement en aurions-nous été privés, comme de toute liberté civile.
Cela ne faisait pas vingt-quatre heures que j’étais là, mais le crâne soudainement rasé, mon paquetage vérifié dix fois de suite entre des murs si haut dressés que toute liberté semblait déjà lointaine, je me suis immiscé dans la queue comme les autres, pour accéder à l’une des cabines, et entendre une voix amie, un signe extérieur, quelque chose qui puisse m’aider à me dire que la vie existait toujours au-delà, quelque chose qui puisse me permettre d’avoir envie d’avancer et de m’en sortir.
Je l’ai appelée, mais déjà, la notion du temps n’était plus la même pour moi.
Je l’ai appelée, pensant l’avoir au bout du fil, mais déjà, les journées me semblaient si longues qu’une partie concrète de la réalité se jouait de moi.
Il n’était que six heures et demie.
Déjà si tard pour moi.
Trop tôt pour elle…
Et personne au bout du fil.
Et cette queue misérable d’appelés n’attendant qu’un signe de moi pour prendre ma place dans la cabine, impossible d’en rester là.
J’ai composé le premier numéro venu à mon esprit.
Un ami.
Qui avait fait l’armée, lui aussi, quelques années auparavant.
Je n’ai jamais vraiment su pourquoi je n’ai pas appelé mes parents ce jour-là… mais je crois que déjà, j’avais conscience qu’il était inutile de leur faire peur, j’avais conscience qu’une voix neutre, finalement, m’aiderait davantage à passer le cap d’un premier jour sous l’uniforme.
- Allo ?... Ah !... C’est toi… ça va ?
Mais aucun mot ne reste neutre quand vous sombrez ainsi de l’autre côté de l’existence.
Bien sûr que oui, c’était moi.
Bien sûr que non, ça n’allait pas.
Et bien sûr, je me suis mis à pleurer sur le combiné, sitôt qu’il fallut expliquer pourquoi.
Les autres attendaient derrière, pour noyer de larmes une cabine civile perdue au sein du Fort, et bien sûr j’ai abrégé, histoire de surmonter tout cela, histoire de faire comme si de rien n’était… mais pour toujours, ce souvenir-là resterait gravé dans mon cœur.
Merci d’avoir été au bout du fil à cet instant.
Merci d’avoir compris, toi qui étais passé par là.
Et merci aux autres, de ne pas m’en vouloir.
J’ai regagné la chambre en séchant mes larmes, une chambre que nous étions six à partager en ce premier soir, six mecs civils paumés dans un univers que nous n’attendions pas, six pauvres mecs contraints à partager un bout d’existence…
J’ai posé des écouteurs au fond de mes oreilles pour tenter d’oublier tout cela.
Et comme eux, je n’ai jamais rien oublié vraiment.
Je savais au fond de moi que ma peur s’était nourrie d’images sans sources, de films sans saveur, où chaque chose était poussée à son paroxysme à un point tel qu’on ne pouvait y associer une quelconque réalité.
Je savais que la peur n’évite jamais le danger, d’autant plus quand elle se nourrit aux délires de ceux qui ne la connaissent pas vraiment.
Je savais que je ne partais pas pour la guerre, qu’il n’y avait quasiment aucune chance pour que je revienne meurtri de cette escapade…
Mais je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre.
Je ne savais pas vraiment ce que serait le quotidien, là-bas.
Et si je vous en parle, c’est parce que, heureusement, tout cela a disparu, et que vous n’aurez plus jamais à vous poser ce genre de questions…
Histoire de digresser un peu comme j’en ai maintenant l’habitude, vous l’aurez remarqué, je me souviens mes heures de garde à la guérite du Fort d’Ivry. Ce fut l’époque où je vis passer devant moi les premiers humains libérés du service militaire, obligés malgré tout de livrer une journée de leur vie pour la Nation.
Ils débarquaient le matin au Fort, et ma fonction demandait de les saluer.
Mon obligation rencontrait leur mépris, tout simplement, et à la fin de la journée, ils s’en retournaient chez eux, gavés d’images, gavés de discours, dégoûtés d’avoir perdu cette journée-là, avec tout le mépris que pouvait mériter ce type en faction à la guérite.
Moi.
Obligé de les saluer.
Et de les voir rentrer chez eux, en me disant qu’en une seule journée ils avaient accompli ce qu’on m’obligeait à faire en dix mois.
Comme quoi, le temps, à quelques années près, ne veut plus dire grand-chose, en définitive.
Je suis arrivé à Montélimar dans une sorte de gymnase où des chaises avaient été alignées à notre intention, nous nous sommes assis les uns à côté des autres, comme une première obligation, pour écouter le discours de bienvenue.
Et puis tout a été très vite.
Nous avons reçu notre affectation, appartenance à une section, nous avons reçu notre paquetage, dont il fallait prendre soin, au point d’en faire l’inventaire plusieurs fois de suite, dans le sac, hors du sac, dans le sac… hors du sac, trois ou quatre fois de suite, déjà le décompte de toute chose ne nous appartenait plus.
Nous sommes passés à la pesée, nous avons pissé dans un godet, nous nous sommes laissés taper sur le crâne par le type qui devait nous mesurer, et puis notre paquetage en main, nous avons regagné nos chambres, il était trop tard pour nous raser le crâne, tant mieux qu’on se disait, tant mieux qu’on nous laisse au moins un bout de nous au sommet du corps.
Tant mieux.
Et puis non.
Il n’était que six heures du soir, nous avions le temps d’y passer.
Le coiffeur eut cet humour déplacé de nous demander ce qui pouvait bien nous convenir, avant de nous raser le crâne sans objection, la même coupe pour tout le monde, nous y étions, plongés malgré nous au bain militaire dépourvu de saveur moussante.
Nous y étions, les gradés étaient fiers de nous, nous avions quartier libre jusqu’au lendemain.
Une journée à peine, et déjà cette sensation singulière d’être prisonnier, comme un seul homme au sein des autres, prisonnier des murs et de leurs gardiens consciencieux, prisonnier du temps qui s’écoulait soudain moins vite.
Quartier libre, ça voulait dire faire la queue devant les trois cabines téléphoniques du Fort, histoire d’entendre une voix amie rassurante. Une époque où le portable n’existait pas, et si nous en avions eu, sûrement en aurions-nous été privés, comme de toute liberté civile.
Cela ne faisait pas vingt-quatre heures que j’étais là, mais le crâne soudainement rasé, mon paquetage vérifié dix fois de suite entre des murs si haut dressés que toute liberté semblait déjà lointaine, je me suis immiscé dans la queue comme les autres, pour accéder à l’une des cabines, et entendre une voix amie, un signe extérieur, quelque chose qui puisse m’aider à me dire que la vie existait toujours au-delà, quelque chose qui puisse me permettre d’avoir envie d’avancer et de m’en sortir.
Je l’ai appelée, mais déjà, la notion du temps n’était plus la même pour moi.
Je l’ai appelée, pensant l’avoir au bout du fil, mais déjà, les journées me semblaient si longues qu’une partie concrète de la réalité se jouait de moi.
Il n’était que six heures et demie.
Déjà si tard pour moi.
Trop tôt pour elle…
Et personne au bout du fil.
Et cette queue misérable d’appelés n’attendant qu’un signe de moi pour prendre ma place dans la cabine, impossible d’en rester là.
J’ai composé le premier numéro venu à mon esprit.
Un ami.
Qui avait fait l’armée, lui aussi, quelques années auparavant.
Je n’ai jamais vraiment su pourquoi je n’ai pas appelé mes parents ce jour-là… mais je crois que déjà, j’avais conscience qu’il était inutile de leur faire peur, j’avais conscience qu’une voix neutre, finalement, m’aiderait davantage à passer le cap d’un premier jour sous l’uniforme.
- Allo ?... Ah !... C’est toi… ça va ?
Mais aucun mot ne reste neutre quand vous sombrez ainsi de l’autre côté de l’existence.
Bien sûr que oui, c’était moi.
Bien sûr que non, ça n’allait pas.
Et bien sûr, je me suis mis à pleurer sur le combiné, sitôt qu’il fallut expliquer pourquoi.
Les autres attendaient derrière, pour noyer de larmes une cabine civile perdue au sein du Fort, et bien sûr j’ai abrégé, histoire de surmonter tout cela, histoire de faire comme si de rien n’était… mais pour toujours, ce souvenir-là resterait gravé dans mon cœur.
Merci d’avoir été au bout du fil à cet instant.
Merci d’avoir compris, toi qui étais passé par là.
Et merci aux autres, de ne pas m’en vouloir.
J’ai regagné la chambre en séchant mes larmes, une chambre que nous étions six à partager en ce premier soir, six mecs civils paumés dans un univers que nous n’attendions pas, six pauvres mecs contraints à partager un bout d’existence…
J’ai posé des écouteurs au fond de mes oreilles pour tenter d’oublier tout cela.
Et comme eux, je n’ai jamais rien oublié vraiment.
Epiphyte- MacaDeb
- Messages : 43
Date d'inscription : 28/09/2009
Re: Comme un semblant d'ordinaire (9)
Mon obligation rencontrait leur mépris, tout simplement
C'est souvent comme ça. Aujourd'hui encore, à d'autres propos.
C'est encore un bel écrit.
Comme un semblant d'ordinaire qui n'en serait pas un.
Nilo, alarmé.
C'est souvent comme ça. Aujourd'hui encore, à d'autres propos.
C'est encore un bel écrit.
Comme un semblant d'ordinaire qui n'en serait pas un.
Nilo, alarmé.
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... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
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