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NOUVELLE - à quoi pensent les acrobates.

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Message  vivant Mer 3 Nov - 22:52

Étreinte au septième ciel !
Dans le genre mielleux et convenu, il avait tapé dans le mille. Encore une belle trouvaille à mettre à l’actif du beau-père. L’année dernière, c’était l’amour donne des ailes. Soit dit en passant, c’est notre couple qui commençait à battre de l’aile. Mais c’est lui le patron. Il faut donc arrondir le dos et faire écho à son enthousiasme envahissant. Je dois me raser, c’est mon unique petit rituel avant d’entrer dans l’arène ; un visage parfaitement lisse pour fendre parfaitement l’air. Aucune place à l’improvisation.
Il fait vraiment froid ce soir. J’enfile ma seconde peau en frissonnant, une dominante de bleu roi pailleté et des bandes de couleur pour les plumes. Ça aussi c’est original dans le monde de l’acrobatie aérienne. Enfin…

Il ne me regarde plus. Pas un sourire, pas un geste complice ; je ne suis qu’une paire de bras qu’il attrape en l’air. Étreinte au septième ciel, tu parles ! Il fut un temps où les métaphores avaient du sens : s’envoyer en l’air, les cœurs aériens… Il faudrait trouver d’autres titres, plus en rapport avec ce que nous vivons, mais le terre-à-terre n’est pas vendeur alors allons-y pour le rêve. Son costume baille un peu. Il a maigri depuis qu’il s’est découvert une passion pour les pommes. Je détourne la tête. Avant, il aimait mes plaisanteries sur ses fesses ; nous aurions ri, il m’aurait pelotée, sous prétexte d’ajuster les résilles, et nous aurions franchi le rideau, le bonheur et l’envie aux lèvres. Il est déjà là, à m’attendre. Il piétine, rasé de près, excédé par la lenteur de ma préparation. J’ai moins d’élan aujourd’hui pour les étreintes célestes. Il pourrait au moins le comprendre. Je rectifie mon maquillage et m’entraîne à sourire, rictus artificiel de rigueur. Mon père est là qui en rajoute : « allez, allez, les amoureux, en piste ! » Le cirque est toute sa vie.

Les cous commencent à se tendre, les sucettes fuient les bouches à mesure que nous prenons de la hauteur. Je respecte les consignes : arrêt tous les mètres, salut ample et généreux vers les gradins. Au sol, les chevaux continuent de marteler le sable en cadence. Cette mise en scène émane également des circonvolutions loufoques de mon beau-père. Il faut créer un mouvement de va-et-vient dans l’œil du spectateur. Le ciel n’existe que si la terre est présente. Il n’est aérien que si le sol est pesant. On doit faire chavirer les têtes, bousculer les repères afin que tous, sans exception, s’abandonnent au vertige du numéro final. Un mètre de plus donc, un salut, un sourire et un coup d’œil à Suzie pour m’assurer qu’elle s’en sort. Ça tourne en rythme, elle claque du fouet au dessus des croupes et les éclairages épousent la fraîcheur de son visage. Elle secoue sa chevelure, capte mon sourire et me le retourne en continuant de jouer de son fouet, déesse charnelle, maîtresse des éléments, dompteuse de son nuage de poussière.

Les chevaux sont trop prévisibles, c’est bien dommage. Comme j’aimerais qu’ils piétinent la cage thoracique de Suzie en hennissant furieusement. Ça durerait quelques secondes, le cabrage, la tête de guingois, les naseaux rageurs, la démence de l’œil et au sol, cette petite chose, les bras repliés en protection désespérée, le visage torturé par l’anticipation du lourd fracas des sabots à venir. Mais les chevaux lui tournent autour, marchent eux aussi dans son petit manège, montent sur leurs pattes arrière et font rejaillir la gloire sur le visage de cette petite salope de Suzie. La promiscuité des gens du spectacle y est sans doute pour quelque chose mais, dès son arrivée, elle avait fait grimper de manière exponentielle les statistiques sur l’impudeur en coulisse. Il ne se passait pas une semaine sans qu’elle n’agite son pubis roux sous le nez de mon mari. Je l’avais surpris plusieurs fois, hypnotisé comme les enfants d’un manège par le pompon, mais il avait toujours nié, haussé les épaules, me renvoyant à une jalousie souvent bien pénible à supporter pour un homme irréprochable. De mon côté, je savais pertinemment qu’il était prêt à troquer mon corps contre ce dérisoire petit buisson roux. Je ne suis pas assez éloignée pour ignorer le sourire qu’ils se lancent. Les chevaux sont prévisibles, les hommes le sont encore davantage. Allez, c’est la loi du spectacle, il faut sourire et grimper en douceur.

Il fait moins froid maintenant, dans les hauteurs, tant mieux, je commençais à m’ankyloser. Suzie s’en sort à merveille. Bientôt, elle se débarrassera de l’odeur des chevaux, après quoi, elle se jettera sur son lit simplement vêtue d’une de ces culottes transparentes d’inspiration seventies dont elle a le secret. J’ai toujours en tête le souvenir de ma première intrusion chez elle. J’étais venu lui rendre une chaussette terreuse qui, je le savais, ne lui appartenait aucunement. Je m’étais arrêté devant sa caravane, un compteur Geiger impulsif en guise de cœur, j’avais mollement tenté de résister à l’inexorable avant de finir par grimper sur le marchepied. Je me rappelle cette chamade incompréhensible : je l’avais déjà vue nue si souvent dans les loges. J’avais poussé la porte de sa caravane, elle avait tourné la tête de défi, avait à peine remué le derrière, juste ce qu’il faut pour allumer la mèche, puis elle s’était mise côté pile, un sourire gourmand aux lèvres pour me ravager au lance-flamme. Depuis, le sommeil ne vient plus. Je multiplie les précautions, me propose au rangement du matériel dans le seul but de poser quelques instants mon corps contre le sien, si léger et blanc. Après quoi je rentre en voleur, sans l’avoir prise, empli de son parfum, les doigts électriques.

Nous sommes face-à-face au dessus des projecteurs. Il est ailleurs, je le sens. Je connais la moindre de ses expressions. C’est surtout ça qui fait mal. Je sais quand il me ment, quand il feint le désir, quand il revient de chez elle, minable dissimulateur au regard fuyant. Nous vivons dans un petit monde et je n’ai personne à qui parler. Le cirque avale tout. Je repense à mon père « Allez, allez, en piste les amoureux ! » Je ne lui en veux pas. Le cirque est toute sa vie et la passion est bien souvent source de cécité. Il y a six mois environ, je suis revenue, teinte en rousse de chez le coiffeur. Mon homme n’avait pas trouvé cela drôle du tout. Mais tel n’avait pas non plus été le but recherché. J’avais juste besoin d’un regard moins indifférent. J’ai huit ans de plus que Suzie. Lors de la parade finale, je sens encore les yeux filer sur mes résilles, se lover contre mes hanches et rouler sur mes fesses. J’ai toujours un beau corps, je le sais, mais il n’est plus habité. C’est peut-être pour ça que j’ai si froid.

Je déteste mon beau-père. Quand j’avais du désir pour sa fille c’était supportable, mais depuis un certain temps, je ne peux plus respirer le même air que lui. Il fut le premier à me donner ma chance, et me le rappelle assez souvent. Il se fend d’accolades directement inspirées des parrains siciliens et n’a que le mot famille en bouche. Pauvre type ! Il s’imagine encore que je vais lui livrer un lardon comme on sort une pizza du four. S’il savait comme je me fous de la prunelle de ses yeux. Cependant c’est mon patron et je préfère l’évitement à la confrontation. Encore deux ou trois minutes avant le numéro. C’est interminable, cette mise en scène. Suzie quitte l’arène et j’imagine plutôt que je ne distingue le ballet de son déhanchement dans la pénombre. Ça y est, les projecteurs sont maintenant braqués sur nous. Un murmure frissonnant parcourt les gradins. Les voilà prêts pour l’étreinte au septième ciel, un défi aux lois de la gravité où l’amour seul est apte à triompher de toute difficulté. Je déglutis. Rien ne sonne plus faux que ces effets d’annonce. Elle est en face de moi, en pleine lumière, et des mauvaises idées me traversent le crâne. Je la dévisage, elle n’est plus que l’insignifiante fille du patron. L’amour est impalpable, il est surtout extrêmement volatile. J’entends Suzie crisser dans la soie et ses ongles râper sur la dentelle. J’ai les phalanges électriques.

J’ai mal, il me fusille du regard, le sourire est pour la foule. J’ai envie de hurler, mais qui pourrait soulager ma souffrance ? Et mon père qui continue son monologue de bonimenteur « …l’extraordinaire rencontre de deux cœurs aussi épris dans les airs que dans la vie. Deux étoiles dans le firmament, Mesdames et Messieurs, un duo de rêve…. »
Pourquoi courir après quelqu’un qui fuit ? Je songe à me jeter dans le vide en même temps que lui, à provoquer une rencontre violente puisque la douceur n’existe plus. Un choc de crânes, des miettes d’amour puis une plongée de membres démantibulés, artificiellement réunis dans le néant. Allez, il faut se lever, faire la révérence, de la grâce, de l’amplitude dans le mouvement.

Le souffle soudain de l’air, le balancement au dessus du silence. Il faut surprendre les spectateurs. C’est l’idée du patron et toute la préparation est étudiée pour atteindre cet objectif. Tout le charme du numéro vient de la rupture. On se balance gentiment à la manière des enfants et d’un coup, la folie gagne. On tournoie dans l’air à une vitesse fulgurante et nous réalisons les rêves de chacun. Pour illustrer son propos, il avait pris l’exemple de la flèche dont l’assurance de la trajectoire était guidée par la tension de la corde. Je ne sais pas où il va chercher ses comparaisons. Bon, allez c’est à moi. Je me concentre, et c’est parti ! Saut périlleux simple, pression sur le porteur, tension des bras, applaudissements nourris. En un tournemain nous partageons l’étroitesse du trapèze. Je me penche pour le baiser. Allons-y pour l’émotion bon marché distillée et minutée. Puis je m’élance à nouveau sur le trapèze pour une passe plus complexe, un double saut périlleux. Exécution parfaite, rien à redire.

En guise de baiser, il a cogné ses lèvres contre les miennes. Pas un mot, pas une excuse. Je saigne un peu de la bouche. Les spectateurs n’y ont vu que du feu pourtant. Il n’y a pas d’âme et ce duo ne rime à rien. Une association aussi minable en scène que dans la vie, Mesdames, Messieurs, un naufrage dramatique, une absence totale de complicité, une tragédie grecque confrontant celle qui souffre à celui qui s’ennuie. Ça va être à moi. Acrobate : celui qui marche sur la pointe des pieds. Tous ces sauts dans le vide ne sont rien comparés au déséquilibre d’un couple qui chavire et la faculté de marcher sur la pointe des pieds ne préserve pas de l’abîme. Je n’ai plus où m’abandonner. On se balance d’un bout à l’autre du chapiteau, il n’est pas en phase. On dirait qu’il le fait exprès. Il n’a plus envie que je le rejoigne.

Les genoux vissés au trapèze, la tête et les bras vers le sol, je suis prêt à réceptionner. Tout le charme du numéro vient de la rupture… En parlant de rupture justement, j’ai toujours les doigts électriques et je sens monter l’intensité du courant. Un simple petit mouvement, une imperceptible rétractation, voilà ce que mes bras veulent faire tandis qu’elle se prépare. Après ils auraient les coudées franches pour les flancs souples de Suzie la douce.

Ce n’est pas lui, c’est moi qui me coordonne mal. Il est dans le tempo. Je ne veux plus me lancer. L’abandon me quitte. C’est la première fois que pareille chose m’arrive. Je n’ai plus envie d’atteindre mon but mais je me lance pourtant…

Quelques millimètres seulement. Aucune tension dans mes bras qui cherchent encore les siens. Que s’est-il passé ? Un long cri horrifié monte de mille voix. C’est un cauchemar ! Mes bras étaient bien là pourtant, je le jure ! Elle est allongée, plusieurs mètres plus bas. Un bras a traversé le filet et pendouille tristement ; balancier macabre et le temps qui s’arrête. Et puis tout se bouscule. C’est elle ! C’est elle ! Ai-je envie de hurler en retour au brouhaha de la foule. Son père se précipite. Suzie est là aussi. Elle me lance un bref regard puis s’associe aux manutentionnaires pour descendre le filet au niveau du sol. Les lumières sont toutes allumées. Je reste figé, inerte, toujours vissé au trapèze. Son père la porte en soutenant le bras flottant ; elle agite l’autre en direction du public et me regarde fixement.

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Message  LauraDavies Jeu 4 Nov - 15:27

Décidément.
IL y a des écritures...

Désolé de mon commentaire.

Ce texte est bon.
Original, particulier. Comme l'ensemble des textes que tu as publiés.
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Message  Lalou Jeu 4 Nov - 21:40

Si nous sommes tous quelquepart les equilibristes bons ou mauvais de notre propre vie, en voila la un bel exemple qui finit plutot mal .
Vraiment tres bon !
Lalou sur le fil

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Message  Dam Ven 5 Nov - 0:15

J'en ai eu le souffle coupé ! Et j'ai retrouvé mon trapèze (d'avant-coude...)

Beaucoup de chose à dire et à balancer, la chute est bonne et rien ne tombe à plat

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Message  Sylvie Ven 5 Nov - 6:30

Après avoir lu ton texte, j'ai vu tout simplement une vie bancale, une vie de couple forcée, de la tristesse mais aussi un certain élan déterminé.

Je crois qu'on tend tous les bras , certains parviennent à se raccrocher et d'autres laisseront tomber.

Un texte à l'écriture talentueuse

Je m'y suis accrochée.

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Message  Zlatko Ven 5 Nov - 8:57

J'aime ces écritures qui font oublier tout procédé narratif, toute longueur, ou simplement notion de temps. Le genre d'écriture qui vous tient trois heures en haleine.

Ici la superposition des pensées de chaque personnage m'a plu. Le pouvoir de l'écrivain de se glisser dans les têtes, féminines, masculines, heureuses et malheureuses, et d'en rendre quelque chose de vrai, est efficace.

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Message  vivant Dim 7 Nov - 0:06

Merci, tout simplement...

Vivant, loyal, fait un tour de piste...

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Message  Ratoune Dim 7 Nov - 10:16

Sans cirque.
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Message  Nilo Lun 8 Nov - 18:47

Oh putain !
Ca balance !

Nilo, filet mignon.

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Message  November rain Mer 10 Nov - 12:01

Tu as mis une de mes nouvelles préférées de toi, donc je te répète que..Vive l'art de se profiler dans la tête des gens fictifs ou réels, pour le retranscrire aux lecteurs.
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Message  Nilo Lun 21 Mar - 18:05

Pourvu que les acrobates pensent à aller faire un tour sur Le Printemps de la Prose.
J'ai relu ces pages avec un grand plaisir et j'engage le plus grand nombre à les lire.

Nilo, comme un trapèze.

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Message  sasvata Mer 23 Mar - 12:22

Wah tu parles d'une claque!
M'est avis cependant que le texte gagnerait en clarté à identifier différemment les personnages, genre en mettre un en italique, et pas l'autre... juste pour les moineaux sans cervelle comme moi, que ça aiderait tout de même un tit peu... ^^
A part ça, rien à redire, c'est fort, bien mené, ça parle à nos corps comme à nos coeurs... Bravo! (et merci Dédé Wink )

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Message  vivant Sam 26 Mar - 22:01

un petit tour de piste (merci Wink )

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Message  franskey Mer 30 Mar - 14:13

Clap, clap , clap ! le balancement continu d'un personnage à l'autre nous tient en haleine jusqu'à la fin...
Petit détail au passage , j'ai bien aimé le pas lourd des chevaux ancré dans la terre qui annonce, vu du ciel, le fantasme d'écrabouillage de la fille au fouet ...
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Message  Do you BnF Mer 13 Avr - 22:55

terrible et superbe texte.
décidément une mine d'or, ce Printemps de la prose !
vivant, je savoure.
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Message  Dédé Lun 19 Déc - 10:42

J'ai fait le vœu de mettre mon aumône dans la sébile de tous les mendiants que je trouverai sous toutes les portes cochères qui mènent au Petit Etablissement de Crédit que je viens d'ouvrir au profit de ceux qu'en ont pas besoin. En particulier à la Onzième liste que j'vous ai filée.
Juste histoire de pas avoir bossé pour rien à les chercher pasque si j'compte que sur vous j'crains qu'y en ait qu'entendent pas le son de votre obole tombant dans leur coupelle.
Charité bien ordonnée...

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