Derniers sujets
Statistiques
Nous avons 448 membres enregistrésL'utilisateur enregistré le plus récent est Marine8316
Nos membres ont posté un total de 56957 messages dans 10922 sujets
Une Soirée Ordinaire
4 participants
Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
Page 1 sur 1
Une Soirée Ordinaire
Deux pièces
Deux espaces contigus
Deux univers qui s’ignorent
Dans le living, un couple de cadres supérieurs cherchent sans grand succès à divertir un invité étranger.
Entre les murs de sa chambre, un enfant se prépare à affronter un cauchemar familier.
Entre le monde de l’enfance et le monde des adultes, des voix, des gestes volés, entrevus par une porte entrebâillée…
Deux frontières bornent la chambre de l’enfant :
Une porte condamnée qui révèlera sans jamais s’ouvrir l’objet bien réel de sa terreur…
L’autre qui s’entrouvre parfois sur le monde absurde et indifférent des adultes…
L’enfant avance avec précaution le long du trottoir nimbé de lumière. Il surveille du coin de l’œil les éclats de soleil qui le narguent au milieu de la vitrine à quelques mètres à peine... Sa nuque se raidit, ses épaules, son dos , tout son corps, à présent soudé, du crâne aux talons. Il avance, un pied après l’autre, dans sa gangue invisible.
La vitrine est là, à la limite de son champ de vision.
Les doigts d’une vendeuse manipulent des bagues autour d’une main noire posée sur un coussin de velours..
Encore un pas…
L’éclat de soleil sur la main dénudée fait voler son armure en éclats .
Un vertige le saisit et le jette au milieu de la rue, dans le hurlement des klaxons.
Il trébuche sur le bord du trottoir.
Des mains d’adulte le relèvent, des voix d’adultes le réprimandent. “ Tu aurais pu te faire écraser, et tes parents , hein, tu as pensé à eux en te jetant sous les roues des voitures ? ”
Ses parents ? Non, il n’a pas pensé à ses parents, il n’a pensé à rien. Ses genoux saignent, il voudrait repartir en courant, gagner le carrefour, l’abri de l’autre trottoir où la foule assiège déjà les portes d’un grand magasin.
Mais il lui faut essuyer ses écorchures avec un coin de mouchoir à carreaux mouillé de salive, les adultes ne l’absoudront pas à moins.
“ Et la prochaine fois, fais attention avant de traverser. ”
La prochaine fois… La prochaine fois, c’est déjà loin, la prochaine fois…
La vitrine a disparu derrière son dos…
L'enfant rabat les couvertures sur sa tête. Mais les voix, obstinées, lui parviennent de l'autre pièce.
En tendant l'oreille, il distingue les timbres familiers de sa mère, de son père, et celui , plus assourdi du monsieur japonais.
Il se glisse hors de son lit et entrouvre avec précaution la porte de sa chambre.
L’ ”Amaé ”..., le monsieur Japonais secoue la cendre de son cigare sur le bord du cendrier, sur le sable d'une plage inondée de soleil.
"...L'Amaé", cela exprime l'esprit de tolérance, la bienveillance à l'égard des membres de la communauté..."
L'enfant referme d'un cran la porte entrouverte. Il jette un coup d'oeil circulaire sur les murs de sa chambre. Derrière son lit, maladroitement scotchée sur une porte condamnée, une fille en maillot de bain enduit son corps d'huile solaire. Le fond de l'affiche est bleu.
Bleu comme le ciel et bleu comme la mer.
Bleu comme les vagues au fond du cendrier sur la table du salon.
Il marche de long en large entre l’affiche et la porte du salon , et fait mine de tirer des bouffées de fumée du bout de crayon qu’il mâchonne en prenant des airs inspirés.
Dans l’autre pièce, la voix du monsieur japonais ronronne, étrangement monocorde.. : "c'est une complicité très viscérale, très... insulaire.."
Se penchant au dessus de son lit, l'enfant écrase du bout de l’index un peu de mine de plomb sur le sable de l'affiche…
Légèrement éraillée par le tabac, la voix de sa mère suspend son geste..."Oui, nous autres occidentaux nous sommes comme de petites îles, séparée les uns des autres..."
L'enfant examine son oeuvre, fronce les sourcils. Puis, mouillant son doigt de salive, cherche à gommer la tache grise...
De l'autre côté de la porte, sa mère soupire. "C'est tellement poétique cette complicité, symbolisée... comment disiez-vous ? symbolisée par les fleurs de cerisier tombant en pluie sur le mont Fuji.''
La voix du monsieur japonais la coupe, agacée." Pas exactement. Les fleurs de cerisier symbolisent la piété filiale qui nous unit à l'Empereur."
L’enfant glisse un oeil par l'entrebâillement de la porte .
Le monsieur japonais fait craquer son cigare entre ses doigts. Une chevalière orne son annulaire. Il ne porte pas d'alliance.
Il fouille ses poches à la recherche d'une boîte d'allumette. Il ouvre d’un mouvement du pouce une de ces pochettes plates en carton comme on vous en donne dans les bars , dans les hôtels chics. Le garçon en a une boîte pleine sous son lit. Son père lui en rapporte de tous les pays où ses voyages d'affaires l'entraînent, Rio de Janeiro, Berlin, Manille.... Celle que le Japonais a sortie de sa poche est vide..
Son père se penche aussitôt au-dessus de la table, un briquet à la main.
Le Japonais approche son visage de la flamme.
"L'Amaé", reprend rêveusement la voix de sa mère... Quel joli mot.. un mot des îles..." Son père se redresse. Gouailleur : "Et l'Amaé vous réunit dans les Bunnies-bars où vous chantez vos airs favoris en pêchant des cigarettes entre les seins des filles.."
Le garçon tourne la tête et jette un regard rêveur vers l’affiche aux courbes lascives...
Des cigarettes ? entre les seins des filles ?... Et les pochettes d’allumettes aussi....?
Le Japonais secoue la tête, impénétrable. "C'est dans les karaokés qu'on chante en play-back, et c'est le "masta", le patron, qui fait circuler le micro et non les Bunnies qui semblent vous avoir fait si grande impression..."
Sa mère pose la main sur le bras du Japonais qui se rétracte légèrement et sourit à son père. Un sourire de commande. "Mais oui, chéri, tu te souviens, c'est dans un de ces bars que j'ai voulu chanter "la Femme d'un autre" mais impossible de me souvenir des paroles avec cette fille enchaînée qui gigotait sans arrêt sur cette table de boucher..."
Le Japonais se lève et contourne la table.
Il se tient maintenant le dos à la porte.
“ On n’ est pas obligé de chanter sur fond de vidéo-clip porno… Moi-même je choisis généralement “ Flocons de neige sur Hokaïdo ”…
L’enfant se glisse sous les couvertures. Il perçoit encore la voix légèrement assourdie de sa mère :
“ Et si nous passions à la table de bridge ? ”
Plus aucun son ne lui parvient de la pièce voisine. Il commence à dériver sur la pente du sommeil. Ils ont dû commencer à jouer.
Les yeux fermés, il revit les étapes de son rituel.
Il a repoussé, comme chaque soir, son lit le tout contre la cloison.
Il a sorti une à une les pochettes de leur boîte, avant de les y remettre, bien ordonnées par taille et par couleur. Il a rangé la boîte dans son cartable, puis il a fouillé le moindre recoin du plancher entre les pieds de fer, bordé ses couvertures au plus serré. Il s’efforce de ne pas penser à la porte condamnée qui se découpe dans le mur derrière sa tête.
“ Un cœur ”
“ Un pique ”
“ Deux sans atouts ”
“ Vous voulez sans doute dire un sans atout ”
L’enfant gémit doucement.
“ Non, je veux précisément dire deux sans atouts ”
“ Je passe ”
“ Voilà ! La main du mort… ”
L’enfant rejette ses couvertures et se redresse, le front baigné de sueur.
Il est devant la vitrine. Prisonnier de sa gangue invisible. Il serre les poings sur les yeux pour ne pas la voir. Mais elle est là. Posée sur son coussin de velours, les doigts légèrement repliés.
Il écarquille les yeux. La clarté diffuse qui vient de la pièce voisine fait onduler les contours de la fille affichée sur la porte condamnée, derrière son lit.
Dans l’autre pièce, la cérémonie du café tire sur sa fin. La petite lampe qui chauffait le fond de la cafetière est éteinte.
Sans le voir, il sait que le liquide brûlant redescend lentement du globe supérieur vers le globe inférieur. L'arôme de café remplace l'odeur d'alcool de la lampe. Le cliquetis des talons de sa mère sur le plancher traverse l’espace en pointillé.
“ Comme je vous le disais, j’ai beaucoup apprécié le spectacle de Kabouki, bien que le prix des places soit franchement exorbitant, d’autant que nous ne pouvions voir le hanabashi d’où nous étions assis et c’est tout de même de là que l’acteur… ”
“ Tu fatigues notre invité ma chérie… ”
“ Mais pas du tout. Je suis ravi de voir que les trésors de notre culture nationale sont favorablement accueillis à l’étranger … ”
L’enfant s’entortille dans les couvertures. La porte condamnée grince dans son dos mais ne s’ouvre pas…
“ Vous avez trouvé un cadeau pour votre femme ?… ”
“ Et bien j’hésite, il y a une assez jolie bague en vitrine, à deux rues de chez vous, mais elle est un peu trop chère pour moi… ”
L’enfant bouge dans son sommeil.
“ Finalement, j’ai opté pour une paire de gants. ”
Une main de femme, celle de sa mère, cette femme ne peut être que sa mère , prend l’un des gants, l’essaie, plie et déplie ses doigts à la lumière de la lampe…
Pourtant, il ne s’est pas relevé, la porte de l’autre pièce est toujours close… C’est donc un rêve, forcément un rêve…
Le gant s’efface, il n’y a jamais eu de gant, ses jambes râclent le drap, il hurle, la Main le saisit à la gorge, l’arrache à son lit, personne ne l’entend, il se débat, ses genoux recommencent à saigner, ils vont tacher les couvertures, la Main l’emprisonne, cinq doigts de bois le tirent par l’entrebâillement de la porte condamnée, le secouent par les épaules…
Il mord de toutes ses forces… La Main crie… C’est fini.
“ C’est fini… Là… Là… C’est fini.. .. nous sommes terriblement confus. Un cauchemar… Il en fait souvent ces temps-ci… ”
Le Japonais esquisse un signe d’indulgence. Quelques gouttes de sang perlent sur la tranche de sa paume.
“ Cet enfant ne manque pas de réflexes … Chez nous aussi , au Japon, les petits garçons doivent apprendre à se défendre et à cultiver les qualités viriles qui forgent l’âme d’une nation ”
“ Malheureusement”, approuve son père, “ces vieilles valeurs sont de plus en plus délaissées… ”
“C’est pareil chez nous. Il y a de plus en plus de danseurs de Buto et de moins en moins de lutteurs de Sumo…. ”
Les voix des deux hommes s’éloignent en direction de la salle de bains.
Son père poursuit comme pour lui-même… “ Regrettable incident… Un peu de mercurochrome… un cauchemar sans importance… ”
Une main fraîche se pose sur le front de l’enfant. Il lève les yeux vers sa mère.
“ La porte est condamnée, on te l'a dit mille fois".
Comment leur expliquer ? Pour eux, une main de Mort… Ca n’existe pas…
Elle rabat le drap sur sa poitrine et le borde…
“ Elle est revenue. ”
Elle éteint la lampe de chevet. D’un ton plus sec :
“ Encore cette histoire de Main ? Maintenant, tu es beaucoup trop grand pour te faire des frayeurs avec ce genre de choses… Et ce n’était certainement pas une raison pour mordre celle du monsieur japonais…
... Un excellent client de ton père ” conclut-t-elle à mi voix en s’éloignant vers la porte du living qui se referme sur la nuit.
Deux espaces contigus
Deux univers qui s’ignorent
Dans le living, un couple de cadres supérieurs cherchent sans grand succès à divertir un invité étranger.
Entre les murs de sa chambre, un enfant se prépare à affronter un cauchemar familier.
Entre le monde de l’enfance et le monde des adultes, des voix, des gestes volés, entrevus par une porte entrebâillée…
Deux frontières bornent la chambre de l’enfant :
Une porte condamnée qui révèlera sans jamais s’ouvrir l’objet bien réel de sa terreur…
L’autre qui s’entrouvre parfois sur le monde absurde et indifférent des adultes…
L’enfant avance avec précaution le long du trottoir nimbé de lumière. Il surveille du coin de l’œil les éclats de soleil qui le narguent au milieu de la vitrine à quelques mètres à peine... Sa nuque se raidit, ses épaules, son dos , tout son corps, à présent soudé, du crâne aux talons. Il avance, un pied après l’autre, dans sa gangue invisible.
La vitrine est là, à la limite de son champ de vision.
Les doigts d’une vendeuse manipulent des bagues autour d’une main noire posée sur un coussin de velours..
Encore un pas…
L’éclat de soleil sur la main dénudée fait voler son armure en éclats .
Un vertige le saisit et le jette au milieu de la rue, dans le hurlement des klaxons.
Il trébuche sur le bord du trottoir.
Des mains d’adulte le relèvent, des voix d’adultes le réprimandent. “ Tu aurais pu te faire écraser, et tes parents , hein, tu as pensé à eux en te jetant sous les roues des voitures ? ”
Ses parents ? Non, il n’a pas pensé à ses parents, il n’a pensé à rien. Ses genoux saignent, il voudrait repartir en courant, gagner le carrefour, l’abri de l’autre trottoir où la foule assiège déjà les portes d’un grand magasin.
Mais il lui faut essuyer ses écorchures avec un coin de mouchoir à carreaux mouillé de salive, les adultes ne l’absoudront pas à moins.
“ Et la prochaine fois, fais attention avant de traverser. ”
La prochaine fois… La prochaine fois, c’est déjà loin, la prochaine fois…
La vitrine a disparu derrière son dos…
L'enfant rabat les couvertures sur sa tête. Mais les voix, obstinées, lui parviennent de l'autre pièce.
En tendant l'oreille, il distingue les timbres familiers de sa mère, de son père, et celui , plus assourdi du monsieur japonais.
Il se glisse hors de son lit et entrouvre avec précaution la porte de sa chambre.
L’ ”Amaé ”..., le monsieur Japonais secoue la cendre de son cigare sur le bord du cendrier, sur le sable d'une plage inondée de soleil.
"...L'Amaé", cela exprime l'esprit de tolérance, la bienveillance à l'égard des membres de la communauté..."
L'enfant referme d'un cran la porte entrouverte. Il jette un coup d'oeil circulaire sur les murs de sa chambre. Derrière son lit, maladroitement scotchée sur une porte condamnée, une fille en maillot de bain enduit son corps d'huile solaire. Le fond de l'affiche est bleu.
Bleu comme le ciel et bleu comme la mer.
Bleu comme les vagues au fond du cendrier sur la table du salon.
Il marche de long en large entre l’affiche et la porte du salon , et fait mine de tirer des bouffées de fumée du bout de crayon qu’il mâchonne en prenant des airs inspirés.
Dans l’autre pièce, la voix du monsieur japonais ronronne, étrangement monocorde.. : "c'est une complicité très viscérale, très... insulaire.."
Se penchant au dessus de son lit, l'enfant écrase du bout de l’index un peu de mine de plomb sur le sable de l'affiche…
Légèrement éraillée par le tabac, la voix de sa mère suspend son geste..."Oui, nous autres occidentaux nous sommes comme de petites îles, séparée les uns des autres..."
L'enfant examine son oeuvre, fronce les sourcils. Puis, mouillant son doigt de salive, cherche à gommer la tache grise...
De l'autre côté de la porte, sa mère soupire. "C'est tellement poétique cette complicité, symbolisée... comment disiez-vous ? symbolisée par les fleurs de cerisier tombant en pluie sur le mont Fuji.''
La voix du monsieur japonais la coupe, agacée." Pas exactement. Les fleurs de cerisier symbolisent la piété filiale qui nous unit à l'Empereur."
L’enfant glisse un oeil par l'entrebâillement de la porte .
Le monsieur japonais fait craquer son cigare entre ses doigts. Une chevalière orne son annulaire. Il ne porte pas d'alliance.
Il fouille ses poches à la recherche d'une boîte d'allumette. Il ouvre d’un mouvement du pouce une de ces pochettes plates en carton comme on vous en donne dans les bars , dans les hôtels chics. Le garçon en a une boîte pleine sous son lit. Son père lui en rapporte de tous les pays où ses voyages d'affaires l'entraînent, Rio de Janeiro, Berlin, Manille.... Celle que le Japonais a sortie de sa poche est vide..
Son père se penche aussitôt au-dessus de la table, un briquet à la main.
Le Japonais approche son visage de la flamme.
"L'Amaé", reprend rêveusement la voix de sa mère... Quel joli mot.. un mot des îles..." Son père se redresse. Gouailleur : "Et l'Amaé vous réunit dans les Bunnies-bars où vous chantez vos airs favoris en pêchant des cigarettes entre les seins des filles.."
Le garçon tourne la tête et jette un regard rêveur vers l’affiche aux courbes lascives...
Des cigarettes ? entre les seins des filles ?... Et les pochettes d’allumettes aussi....?
Le Japonais secoue la tête, impénétrable. "C'est dans les karaokés qu'on chante en play-back, et c'est le "masta", le patron, qui fait circuler le micro et non les Bunnies qui semblent vous avoir fait si grande impression..."
Sa mère pose la main sur le bras du Japonais qui se rétracte légèrement et sourit à son père. Un sourire de commande. "Mais oui, chéri, tu te souviens, c'est dans un de ces bars que j'ai voulu chanter "la Femme d'un autre" mais impossible de me souvenir des paroles avec cette fille enchaînée qui gigotait sans arrêt sur cette table de boucher..."
Le Japonais se lève et contourne la table.
Il se tient maintenant le dos à la porte.
“ On n’ est pas obligé de chanter sur fond de vidéo-clip porno… Moi-même je choisis généralement “ Flocons de neige sur Hokaïdo ”…
L’enfant se glisse sous les couvertures. Il perçoit encore la voix légèrement assourdie de sa mère :
“ Et si nous passions à la table de bridge ? ”
Plus aucun son ne lui parvient de la pièce voisine. Il commence à dériver sur la pente du sommeil. Ils ont dû commencer à jouer.
Les yeux fermés, il revit les étapes de son rituel.
Il a repoussé, comme chaque soir, son lit le tout contre la cloison.
Il a sorti une à une les pochettes de leur boîte, avant de les y remettre, bien ordonnées par taille et par couleur. Il a rangé la boîte dans son cartable, puis il a fouillé le moindre recoin du plancher entre les pieds de fer, bordé ses couvertures au plus serré. Il s’efforce de ne pas penser à la porte condamnée qui se découpe dans le mur derrière sa tête.
“ Un cœur ”
“ Un pique ”
“ Deux sans atouts ”
“ Vous voulez sans doute dire un sans atout ”
L’enfant gémit doucement.
“ Non, je veux précisément dire deux sans atouts ”
“ Je passe ”
“ Voilà ! La main du mort… ”
L’enfant rejette ses couvertures et se redresse, le front baigné de sueur.
Il est devant la vitrine. Prisonnier de sa gangue invisible. Il serre les poings sur les yeux pour ne pas la voir. Mais elle est là. Posée sur son coussin de velours, les doigts légèrement repliés.
Il écarquille les yeux. La clarté diffuse qui vient de la pièce voisine fait onduler les contours de la fille affichée sur la porte condamnée, derrière son lit.
Dans l’autre pièce, la cérémonie du café tire sur sa fin. La petite lampe qui chauffait le fond de la cafetière est éteinte.
Sans le voir, il sait que le liquide brûlant redescend lentement du globe supérieur vers le globe inférieur. L'arôme de café remplace l'odeur d'alcool de la lampe. Le cliquetis des talons de sa mère sur le plancher traverse l’espace en pointillé.
“ Comme je vous le disais, j’ai beaucoup apprécié le spectacle de Kabouki, bien que le prix des places soit franchement exorbitant, d’autant que nous ne pouvions voir le hanabashi d’où nous étions assis et c’est tout de même de là que l’acteur… ”
“ Tu fatigues notre invité ma chérie… ”
“ Mais pas du tout. Je suis ravi de voir que les trésors de notre culture nationale sont favorablement accueillis à l’étranger … ”
L’enfant s’entortille dans les couvertures. La porte condamnée grince dans son dos mais ne s’ouvre pas…
“ Vous avez trouvé un cadeau pour votre femme ?… ”
“ Et bien j’hésite, il y a une assez jolie bague en vitrine, à deux rues de chez vous, mais elle est un peu trop chère pour moi… ”
L’enfant bouge dans son sommeil.
“ Finalement, j’ai opté pour une paire de gants. ”
Une main de femme, celle de sa mère, cette femme ne peut être que sa mère , prend l’un des gants, l’essaie, plie et déplie ses doigts à la lumière de la lampe…
Pourtant, il ne s’est pas relevé, la porte de l’autre pièce est toujours close… C’est donc un rêve, forcément un rêve…
Le gant s’efface, il n’y a jamais eu de gant, ses jambes râclent le drap, il hurle, la Main le saisit à la gorge, l’arrache à son lit, personne ne l’entend, il se débat, ses genoux recommencent à saigner, ils vont tacher les couvertures, la Main l’emprisonne, cinq doigts de bois le tirent par l’entrebâillement de la porte condamnée, le secouent par les épaules…
Il mord de toutes ses forces… La Main crie… C’est fini.
“ C’est fini… Là… Là… C’est fini.. .. nous sommes terriblement confus. Un cauchemar… Il en fait souvent ces temps-ci… ”
Le Japonais esquisse un signe d’indulgence. Quelques gouttes de sang perlent sur la tranche de sa paume.
“ Cet enfant ne manque pas de réflexes … Chez nous aussi , au Japon, les petits garçons doivent apprendre à se défendre et à cultiver les qualités viriles qui forgent l’âme d’une nation ”
“ Malheureusement”, approuve son père, “ces vieilles valeurs sont de plus en plus délaissées… ”
“C’est pareil chez nous. Il y a de plus en plus de danseurs de Buto et de moins en moins de lutteurs de Sumo…. ”
Les voix des deux hommes s’éloignent en direction de la salle de bains.
Son père poursuit comme pour lui-même… “ Regrettable incident… Un peu de mercurochrome… un cauchemar sans importance… ”
Une main fraîche se pose sur le front de l’enfant. Il lève les yeux vers sa mère.
“ La porte est condamnée, on te l'a dit mille fois".
Comment leur expliquer ? Pour eux, une main de Mort… Ca n’existe pas…
Elle rabat le drap sur sa poitrine et le borde…
“ Elle est revenue. ”
Elle éteint la lampe de chevet. D’un ton plus sec :
“ Encore cette histoire de Main ? Maintenant, tu es beaucoup trop grand pour te faire des frayeurs avec ce genre de choses… Et ce n’était certainement pas une raison pour mordre celle du monsieur japonais…
... Un excellent client de ton père ” conclut-t-elle à mi voix en s’éloignant vers la porte du living qui se referme sur la nuit.
franskey- MacadAccro
- Messages : 599
Date d'inscription : 23/03/2011
Re: Une Soirée Ordinaire
Très bien écrit. Très instructif aussi ^^
Tout est dit sans jamais rien dire... très fort
Sasvata, la main dans le sac
Tout est dit sans jamais rien dire... très fort
Sasvata, la main dans le sac
sasvata- MacadMalade
- Messages : 495
Date d'inscription : 31/08/2009
Re: Une Soirée Ordinaire
Personnellement j'ai trouvé que ce pourrait être plus "léger", plus vif, en sacrifiant certains mots qui me semblent de trop (par exemple, cette succession de "bleu comme..."
Le fond de l'affiche est bleu.
Comme le ciel et comme la mer.
Comme les vagues au fond du cendrier sur la table du salon.
me semblerait plus vivant, plus adapté au rythme du texte.
Mais bon, j'ai tout lu, ce qui est plutôt bon signe.
Et comme Sasvata j'ai apprécié ce non-dit permanent qui est la preuve d'un certain style.
Nilo, à suivre.
Le fond de l'affiche est bleu.
Comme le ciel et comme la mer.
Comme les vagues au fond du cendrier sur la table du salon.
me semblerait plus vivant, plus adapté au rythme du texte.
Mais bon, j'ai tout lu, ce qui est plutôt bon signe.
Et comme Sasvata j'ai apprécié ce non-dit permanent qui est la preuve d'un certain style.
Nilo, à suivre.
_________________
... Tu lui diras que je m'en fiche. Que je m'en fiche. - Léo Ferré, "La vie d'artiste"
Re: Une Soirée Ordinaire
Il me faut + de temps que ces quelques minutes du matin pour apprécier un texte long, donc j'y reviendrais.
A suivre....
Sylvie
A suivre....
Sylvie
Re: Une Soirée Ordinaire
Nilo a écrit:Personnellement j'ai trouvé que ce pourrait être plus "léger", plus vif, en sacrifiant certains mots qui me semblent de trop (par exemple, cette succession de "bleu comme..."
Le fond de l'affiche est bleu.
Comme le ciel et comme la mer.
Comme les vagues au fond du cendrier sur la table du salon.
me semblerait plus vivant, plus adapté au rythme du texte.
Mais bon, j'ai tout lu, ce qui est plutôt bon signe.
Et comme Sasvata j'ai apprécié ce non-dit permanent qui est la preuve d'un certain style.
Nilo, à suivre.
OUI, merci pour la suggestion... j'achète !!!!!!
franskey- MacadAccro
- Messages : 599
Date d'inscription : 23/03/2011
Re: Une Soirée Ordinaire
Une histoire bien menée qui ne donne pas envie de décrocher avant la fin.
C'est vrai qu'à un instant tout devient presque "trop bleu" mais moi, lorsque j'ai lu ce passage, je n'ai pas pensé à " il y a beaucoup de bleu ici" mais " un enfant qui a peur et qui plonge son regard sur du bleu pour l'apaiser"
Je suis contente d'avoir eu un peu de temps pour te lire dans les nouvelles.
Sylvie
C'est vrai qu'à un instant tout devient presque "trop bleu" mais moi, lorsque j'ai lu ce passage, je n'ai pas pensé à " il y a beaucoup de bleu ici" mais " un enfant qui a peur et qui plonge son regard sur du bleu pour l'apaiser"
Je suis contente d'avoir eu un peu de temps pour te lire dans les nouvelles.
Sylvie
Macadam :: MacadaTextes :: Nouvelles
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Aujourd'hui à 8:55 par Io Kanaan
» Manoir-forteresse
Hier à 9:01 par Io Kanaan
» Grandeur d’un ambipachyderme
Dim 24 Nov - 9:30 par Io Kanaan
» Marin d’eau douce
Sam 23 Nov - 8:56 par Io Kanaan
» Planète anodine
Jeu 21 Nov - 9:46 par Io Kanaan
» Monstre vert
Mer 20 Nov - 9:07 par Io Kanaan
» Lézard vaillant
Lun 18 Nov - 9:50 par Io Kanaan
» Branche fossile
Dim 17 Nov - 9:05 par Io Kanaan
» Flamme grise
Sam 16 Nov - 8:59 par Io Kanaan