Interview de la Majorité par l'Individu

Mim à Macadam, vous me recevez? OK, ça tourne.

(à voix basse) La salle est quelconque, le mobilier sans intéret, d'un style indéfinissable. La Majorité se tient assise derrière un bureau de facture médiocre. Elle me toise, se défiant déjà un peu de mon individualité, et me somme de commencer l'entretien car, comme toute Majorité respectable, elle a autre chose à faire qu'à écouter l'Individu, elle travaille.

Individu : On vous appelle "Majorité" ou encore "on", voire "la sagesse populaire"... Lequel de ces vocables préférez vous?

Majorité : Nous préférons Majorité, cela Nous donne plus de force face aux Individus. La masse a toujours raison.

Individu : Très bien... Ainsi, vous vous positionnez d'ores et déjà dans un rapport de force...?

Majorité : En existe-t-il un autre?

Individu : Bon. Quel est, selon vous, le plus beau moment de votre carrière?

Majorité : Nous en avons eu tellement! Nous sommes assez fiers des radicalismes politiques ou philosophiques, ainsi que des fondamentalismes religieux. Mais Nous ne sommes pas mécontents de l'ignorance entretenue pendant des siècles et encore aujourd'hui.

Individu : Je pensais que ces choses-là venaient uniquement de quelques Individus...

Majorité : Détrompez-vous. Cela vient de certains d'entre nous, des Majoritaires, donc, qui ont plus que les autres une ambition de domination sur le groupe.

Individu : Quelle est la différence entre Majoritaires et Individus?

Majorité : les Majoritaires influent par et dans le groupe. Les Individus sont seuls ou très peu nombreux, ils n'ont aucun désir de se mêler à Nous. Ce sont des inutiles.

Individu : Pourquoi?

Majorité : Ils cultivent une différence absurde, développent quelquefois même une indépendance de pensée tout-à-fait répugnante. Ils sont la lie de notre société.

Individu : Mais vous essayez tout de même, inférieurs qu'ils sont à vos yeux, de les assimiler...

Majorité : N'est-ce pas ce que nous pouvons leur offrir de plus beau? Tenez, quand un Individu rentre enfin dans les rangs, vous ne connaissez pas la joie que Nous en éprouvons.

Individu : Rentrer dans les rangs... Par l'usage de la force?

Majorité : Si la raison de l'Individu est trop perturbée, elle devient nécessaire.

Individu : Mais si, tout de même, quelqu'un tente de vous résister... ?

Majorité : Nous l'isolons. Et nous essayons de produire en cet Individu un doute bénéfique. Nous multiplions nos présences auprès de lui, afin de le persuader que tout le monde pense différemment de lui et que, de facto, il est dans le faux.

Individu : Pas mal... Mais cela ne fonctionne pas tout le temps.

Majorité : Lorsque l'Individu résiste, il s'isole naturellement, de son propre gré. La plupart du temps, cela finit par une auto-destruction.

Individu : Et ceux qui ne se détruisent pas eux-mêmes?

Majorité : Vous n'êtes pas autorisé à savoir ces choses.

Individu : Bien. Quels sont vos livres préférés?

Majorité : Ceux qui aident à ne pas réfléchir. Principalement les publications de têtes de gondole.

Individu : Vos oeuvres cinématographiques?

Majorité : Séries B.

Individu : Vos oeuvres d'art?

Majorité : Toujours celles du passé, de préférence au moins un demi-siècle après la mort de l'auteur.

Individu : Que pensez-vous de la liberté?

Majorité : La liberté, c'est avoir le droit de faire ce que Nous avons décidé comme bon et rentable pour tous.

Individu : Selon vous, alors, les Individus ne seraient pas libres...

Majorité : Ne voyez-vous pas comme ils se coupent de Nous? Ils sont nécessairement esclaves d'eux-mêmes.

Individu : Si, moi, Individu, je voulais vous rejoindre, que devrais-je faire?

Majorité : trouver un métier véritable. Quel âge avez-vous?

Individu : 37 ans.

Majorité : Combien d'enfants avez-vous?

Individu : Aucun...

Majorité : Ne savez-vous pas que vos deux enfants doivent naître dans la période qui va de vos 25 à vos 35 ans? Vous avez du retard...

Individu : Quoi d'autre?

Majorité : Si vous souhaitez continuer à écrire, il faudra le faire dans un cadre plus noble.

Individu : C'est-à-dire?

Majorité : Un métier digne de ce nom : journaliste, professeur, docteur...

Individu : Bien. Quoi de plus?

Majorité : Cesser, à tout instant, de vous opposer bêtement à cause de vos principes stupides.

Individu : De m'opposer à quoi?

Majorité : À Nous. Commencez par perdre cette habitude ridicule de rejeter les rapports de force.

Individu : Mais je crois à un rapport sain et équitable entre les êtres...

Majorité : (rires). Croyez-vous qu'avec ce genre de foutaises vous auriez la joie d'admirer les Pyramides, maya ou égyptiennes, les cathédrales, les châteaux, les merveilles que l'Homme a bâties sous Notre influence?

Individu : Je suppose que non... Mais je ne pense pas que, du coup, cela me manquerait.

Majorité : Vous êtes fou!

Individu : Folle.

Majorité : Inverti ou femelle?

Individu : Je suis une femme.

Majorité : Vous êtes folle, donc. Nous allons vous aider.

Individu : Ah non!

Majorité : Laissez-vous faire, vous savez que Nous avons toujours raison...

Individu : Non! Aaaaaah! Je suis peut-être folle, mais ON EST UN CON! Voilà!

Majorité : Il ne vous aura pas fallu longtemps pour passer aux aveux... Pauvre chose.

*La suite de l'enregistrement ne nous étant pas parvenue, l'équipe de Macadam s'excuse pour l'interruption de cette interview. Il semble que notre envoyée spéciale ait, héroïquement, donné sa vie pour se rendre dans les milieux les plus infâmes de la pensée humaine.*

Superbe idée !

La majorité fait froid dans le dos. Vive l'individu !

Lalou a écrit:
La majorité fait froid dans le dos. Vive l'individu !

Oh que oui!

Yeahhhhh!

ça c'est la classe. bien écrit, de l'humour et cette situation un peu kafkaienne de l'individu face au reste absurde. tout ça ne pouvait que me plaire.

Merci à toi.

Éh bien... Merci beaucoup, Spandrell.

Oui, c'est un bel instant et comme le dit lalou, la majorité fait froid dans le dos.

Pour moi, la plus belle victoire reste quand même la publication de 2 recueils de poésie.

L'an I et l'an II

A lire ou à relire.

Sylvie a écrit:Pour moi, la plus belle victoire reste quand même la publication de 2 recueils de poésie.

Félicitations!

Et oui, Nous avons édité 2 années de suite un recueil de textes des Macadamebres : Morceaux de l'an I et Morceaux de l'an II. Une belle réussite !

Bientot, le III !

Voila un texte qui redonne le moral...Subversif, certe, parfois discutable aussi, mais on retrouve bien l'immense imposture de "ceux qui oeuvrent pour le bien de tous" en écrasant au passage les individus. Ils sont de toutes les couleurs, de toutes les idéologies, de toutes les religions. "Laissez-moi penser pour vous, disaient-ils..." et "savourez ma soupe au Lexomil..." Le libre-arbitre, voila l'ennemi.

Dormez en paix, nous pensons pour vous.



Swann,

J'avoue, Swann, avoir profité de l'exercice pour me délester de certains poids personnels qui, à la relecture, sont beaucoup trop présents. Cela empêche la limpidité d'une seule et même idée, développée avec recul et objectivité (un minimum de celle-ci, au moins).

En fait, j'ai lancé ce dialogue un peu à l'aveugle. Marre du jugement, des pressions, des avis imposés, provenant de cette fameuse "majorité", invoquée à l'envie par tous ceux qui sont en panne d'arguments. Cette fameuse majorité dont parle Georges, le personnage si bien campé par Bacri, dans Cuisine et dépendances : "celle qui croyait que la terre était plate", "celle qui voudrait rétablir la peine de mort", "celle qui se met une plume dans le cul parce que c'est la mode", et au nom de laquelle, tant d'individus mal intentionnés se donnent raison, forts du nombre.

Merci d'avoir lu ce petit exercice.

Ca ne fera pas un Pulitzer mais ça donne quand même un aperçu des risques qu'il faut prendre pour avoir un bon sujet.

Nilo, correspondant de guerre des mots.